12 mars 2007

Pour une démocratie active (II)

Stephen Breyer est juge à la Cour Suprême des Etats-Unis (nommé par le Président Clinton). Bien qu'américain, il est francophile et s'exprime avec aisance dans notre langue.
Cela fait au moins deux raisons de s'intéresser à son ouvrage récemment publié : « Pour une démocratie active » (Odile Jacob).
La Cour Suprême en Amérique est un peu ce qu'est le Conseil Constitutionnel en France. Elle veille à ce que les lois édictées par le Congrès ou les États fédérés, respectent les principes sacrés de la Constitution. Elle est censée également lever certains litiges relatifs aux décisions de justice à la lumière des principes de cette dernière. Elle forme en quelque sorte le bras armé du troisième pouvoir, celui des juges. Elle est composée de 9 membres nommés à vie par le président de la république avec l'accord du Sénat, et jouit d'un pouvoir bien supérieur à celui de son alter ego français.
Aux Etats-Unis comme ailleurs, les progrès techniques de la civilisation, les exigences des citoyens, de mieux en mieux informés, et la mondialisation de la société, rendent de plus en plus difficile la tâche des juges et les fait parfois douter de l'adéquation des lois aux problèmes du monde moderne.
Stephen Breyer cherche à démontrer qu'une application trop « littérale » de la loi peut parfois aboutir à entériner des situations injustes, à la manière du jugement tristement célèbre, qui à la fin du XIXè siècle légalisa la ségrégation raciale selon le principe « séparés mais égaux » (Plessy v. Fergusson).
Il plaide donc pour une analyse « téléologique » de ces textes, c'est à dire préoccupée de remonter en toutes circonstances à l'objectif originel du législateur. Pour cela, il recommande aux juges d'éviter de se comporter en exégètes trop formalistes, et leur suggère plutôt d'adopter une position virtuelle originale, celle d'un « parlementaire raisonnable » cherchant à faire de la loi le meilleur usage en terme d'efficacité et d'équité. Cette méthode donne bien sûr de la souplesse et permet de juger de la constitutionnalité de décisions portant sur des problématiques inconnues à l'époque où fut élaborée la référence légale, à vocation universelle. En revanche le risque, évoqué par l'auteur, est d'introduire la subjectivité dans ces décisions puisqu'elle propose aux juges de réinterpréter en quelque sorte, le but poursuivi par le législateur. Tout le problème dans cet exercice, est « de se garder d'imposer obstinément ses opinions personnelles ». « Le juge ne saurait décider en fonction de ce qu'il pense être la meilleure solution ».
Jusqu'à présent, il faut reconnaître qu'aux USA, les recettes de gouvernement, proposées en 1789 ont enduré l'épreuve du temps magnifiquement. En plus de 200 ans, seuls 17 amendements à la Constitution ont été promulgués, et seuls 4 sont venus contredire directement les décisions de la Cour Suprême.
Cette approche qui consiste à privilégier « l'esprit » à « la lettre » paraît donc très pertinente, et tout particulièrement adaptée aux États-Unis où les lois écrites sont plutôt rares et où la justice fonctionne essentiellement en fonction de la jurisprudence, tirée de l'interprétation de principes généraux. D'ailleurs la Cour Suprême n'est somme toute sollicitée que sur un nombre restreint de contentieux (une centaine par an) et son avis est dans 80% des cas, donné à l'unanimité ou quasi. Il ne reste que 20% d'affaires pour lesquelles elle se divise en cinq juges contre quatre.
C'est précisément le contraire de ce qui se passe en France où les pouvoirs ne sont guère équilibrés, revêtent une structure pyramidale très peu participative, et où l'on reste très attaché aux textes et à leur richesse descriptive. Loin d'avoir suivi les conseils de Montaigne, qui préconisait des lois peu nombreuses et de portée générale, notre pays en a sécrété une pléthore hallucinante, prétendant régler à peu près dans tous les cas de figure, la complexité des relations humaines.
Quoique à peu près inapplicable à la jungle législative française, l'approche téléologique chère à Stephen Breyer est séduisante, car elle a pour but de coller le plus étroitement possible au fondement de la démocratie, à savoir « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Elle constitue une manifestation de ce qu'il appelle la « Liberté Active », c'est à dire l'association intime de la liberté du peuple dans son ensemble vis à vis de ses gouvernants, avec la liberté individuelle, protégeant les citoyens de la tyrannie de la majorité. Cet équilibre subtil suppose un jeu de pouvoirs et de contre-pouvoirs et des liens entre gouvernement et peuple fondés sur la responsabilité et la participation. En France, Benjamin Constant fut le premier à souligner l'importance de cette alliage des libertés, avant que Tocqueville ne lui donne tout son sens en démocratie.
Les exemples que donne Stephen Breyer sont parfois un peu difficiles à suivre tant ils paraissent éloignés de l'état d'esprit français et des préoccupations hexagonales. Dans un pays totalement assisté et déresponsabilisé, où les émissions de télé-achat n'ont pas même le droit de citer les marques des produits proposés à la vente, on n'est guère enclin à comprendre la nature des accusations faites à la société Nike, de publicité mensongère lorsqu'elle répond par voie de presse aux associations qui l'attaquaient au sujet des conditions de travail de ses employés. Dans un pays où il est interdit de faire de la publicité pour les médicaments, et où le moindre cachet doit faire l'objet d'une ordonnance, on ne saurait savoir s'il est légitime ou non que les pharmaciens aient l'interdiction de promouvoir les produits qu'ils élaborent au cas par cas, au seul motif qu'ils n'ont pas subi les mêmes tests que ceux produits industriellement par les grandes firmes pharmaceutiques.
De même, dans un pays où l'on ignore ce que recouvre la notion « d'habeas corpus » on pourra se perdre en conjectures à propos du délai octroyé aux détenus pour revendiquer de droit.
Enfin, dans un pays où la scolarisation des enfants est régie par une ubuesque carte scolaire, et où toute sélection des élèves fondée sur le mérite est jugée a priori abominable, on aura du mal à interpréter le bien fondé de certains critères d'admission dans les universités américaines, même s'ils ménagent des conditions particulières aux minorités ethniques, afin de corriger leur sous-représentation dans le corps étudiant.
En somme, l'ouvrage de Stephen Breyer est très éclairant sur le système judiciaire américain et au delà, sur la nature même de la démocratie outre-atlantique. On peut mesurer l'abîme qui sépare ce système du nôtre et même du système européen en général. Bien que Breyer reproche à ses collègues d'être parfois un peu rigides et rétrogrades dans l'interprétation qu'ils font de la Constitution, on est à mille lieues des archaïsmes qui sclérosent notre poussiéreuse république.
Breyer qui préconise la modestie de la part des juges, propose en cas de grande incertitude, de s'inspirer des expériences étrangères. Ce conseil vaudrait surtout pour notre pays si imbu, comme on a pu s'en rendre compte ce soir encore en écoutant le Président de la République, de son soi-disant rayonnement, de son « modèle »...

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