15 novembre 2011

Leçons de Pragmatisme (3)

Pragmatisme et Sens Commun
William James suggère une théorie de la connaissance, faisant du "sens commun" un terreau constitué par les découvertes passées qui ont "réussi à traverser toute l'expérience subséquente en se conservant", sur lequel viennent se greffer de nouvelles expériences sans jamais complètement déloger l'acquis. Einstein ne remplace pas Newton en quelque sorte, et Kant ne supprime pas Platon.
Le sens commun, qui semblait un concept des plus figés, acquiert une signification dynamique inédite. Dans ce processus en constante évolution, le "possible" est une idée maîtresse, se définissant comme "quelque chose de moins par rapport au réel et quelque chose de plus par rapport à l'irréel". C'est ce qui permet à l'être humain de relier les choses et les êtres entre eux et de raisonner sur eux, même en leur absence. Tout le contraire de l'animal qui n'imagine pas ce que son maître va faire, ni où il va, lorsqu'il sort sans lui. Ou bien du bébé qui "lorsque son hochet tombe, ne le cherche pas. Pour lui, il est "parti".

Cette conception amène à réfléchir sur la fiabilité des bases fondant le sens commun. A ce propos James rappelle la réticence de l'être humain à remettre en cause ce qu'il croit acquis : "lorsqu'il s'agit d'appréhender des faits tellement nouveaux qu'ils entraîneraient une remise en cause radicale de nos idées préconçues, généralement on les ignore complètement ou on maudit les gens qui nous les font remonter."
C'est une force car il serait épuisant de remettre systématiquement tout en cause, mais c'est aussi une fragilité d'où il découle que : "bien que le sens commun ait l'apparence de la connaissance éprouvée, il faut toutefois s'en méfier."
Il faut également accepter l'incapacité du sens commun à répondre à certaines questions pratiques. Un seul exemple : à l'instar du fameux bateau de Thésée, "un couteau dont on a changé le manche et la lame reste-t-il le même ?"
Enfin à l'inverse de ce qu'imaginaient les philosophes de l'école péripatéticienne, les catégories du sens commun n'ont rien d'éternel ou d'immuable. Car, depuis qu'il est capable de modifier le monde qui l'entoure, "l'homme crée des choses nouvelles qui bouleversent le sens commun." 
Il en crée même tant, "qu'il risque de se noyer dans ses propres richesses comme un enfant dans son bain, qui ne sait pas refermer le robinet qu'il a ouvert..."
A ce stade, James compare les retombées pratiques respectives de la science et de la philosophie, et émet là une sévère critique de cette dernière "qui va beaucoup plus loin dans ses négations que le stade scientifique, [mais] n'a pas augmenté jusqu'à présent la portée de notre puissance pratique"
Il recommande en conséquence de considérer les théories comme "des instruments, des moyens que trouve l'esprit pour s'adapter à la réalité" plutôt que "des révélations, ou des réponses gnostiques à ce monde énigmatique créé par Dieu".
Ce qui l'amène à poser le problème qui en découle naturellement "N'y aurait-il pas après tout une certaine ambiguïté dans la vérité ?"

Pragmatisme et Vérité
De fait, la vérité est un concept des plus discutables, et sur ce sujet plus que sur tout autre, s'affrontent clairement les conceptions rationalistes et pragmatiques.
Il faut certes accorder à la vérité des choses, une certaine universalité, "pourvu qu'on ait bien identifié les concepts (les genres) sur lesquels elle s'exerce : un et un font deux, le blanc est plus proche du gris que du noir, lorsqu'une cause commence à agir, l'effet débute... Ces propositions sont vraies pour tous les uns, tous les blancs, toutes les causes."

En pratique il faut donc insister sur le fait que "les noms qu'on donne aux choses sont arbitraires, mais une fois qu'ils ont pris un sens il faut s'y tenir."
Pour autant, la vérité utile ne relève pas davantage d'un absolu immanent que d'une réalité matérielle trop bornée. Le pragmatisme propose une approche qui se situe à la croisée des chemins. Pour le rationaliste, "la vérité demeure une pure abstraction dont le seul nom doit nous inspirer le respect. Tandis que le pragmatiste entreprend de montrer en détail pourquoi il faut s'incliner, le rationaliste se révèle incapable d'identifier les faits concrets dont il a tiré son abstraction."
Au surplus, "malgré son attachement aux faits, il ne souffre pas du même penchant matérialiste que l'empirisme ordinaire" et il ne voit "pas d'inconvénient à concevoir des abstractions tant qu'elles vous permettent de vous mouvoir parmi les faits particuliers et qu'elles vous mènent quelque part." On pourrait même poursuivre le raisonnement encore plus loin en acceptant "qu'une idée est vraie dès lors qu'y croire nous aide à vivre..."

L'attitude pragmatique face à la vérité, se ramène donc comme souvent, face à un questionnement, à soupeser les alternatives en fonction de la finalité recherchée. Elle vise à interpréter chaque notion en fonction de ses conséquences pratiques : "Quelle différence y aurait-il en pratique si telle notion plutôt que telle autre était vraie ? Si aucune différence pratique n'apparaît, c'est que les deux notions sont pratiquement équivalentes et que la discussion est vaine."
Le vrai est donc une idée toute relative, évolutive, et en pratique, on peut l'assimiler à "ce qui paie". En d'autres termes, la vérité de nos idées "réside dans le fait qu'elles fonctionnent". On touche ici le cœur de l'esprit anglo-saxon notamment américain, et dont on se méfie si fort en Europe et particulièrement en France. C'est sans doute à cause de cet a priori que le pragmatisme y est si méprisé et incompris autant que méconnu. Einstein avait plaisanté sur ces notions en s'exclamant que : "La théorie, c'est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. - La pratique, c'est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi..."

En bref, la vérité n'a d'intérêt que in rebus et non pas ante rem. C'est une approximation "qui se réduit à ce qui est opportun en matière de pensée, tout comme le Bien se réduit à ce qui est opportun en terme de conduite..."

A suivre....

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