27 février 2017

De Quincey et le rêve

La vie de Thomas de Quincey (1785-1859) est une des plus étranges dans l’histoire de la littérature. Opiomane invétéré, il fut un écrivain prolixe mais on ne lui connaît aucune oeuvre majeure. Pourtant, il eut une influence considérable sur ses contemporains et bien au delà. On sait notamment qu'il inspira de nombreux poètes, au premier rang desquels figure son compatriote et contemporain Coleridge, et comme chacun sait en France, Charles Baudelaire. Ce dernier n'aurait peut-être pas fait éclore certaines de ses vénéneuses fleurs du Mal et encore moins conçu ses fameux Paradis Artificiels s'il n'avait connu les Confessions d'un mangeur d'opium anglais du sulfureux de Quincey.


Longtemps après cette génération d'artistes romantiques et post-romantiques, ils seront nombreux jusqu'à nos jours les aficionados de l'ivresse que délivre le pavot et autres substances aussi magiques et délétères. Parmi les écrivains, on retient notamment les témoignages et expériences de Ernst Jünger (Approches, Drogues et Ivresses), d’Aldous Huxley (Les Portes de la Perception), et même celui d’André Breton qui rendit hommage à sa littérature sarcastique (notamment à son ouvrage “De l’Assassinat Comme un des Beaux Arts”) et lui fit une place dans son anthologie de l’humour noir.
Vint pour finir, toute une flopée de musiciens hallucinés de l'époque beatnik et ou hippie : Jim Morrison, Jimi Hendrix, Grateful Dead… La mort fut hélas parfois le point d’orgue de cette quête insensée, qui ne s’arrêta pas à l’opium, mais courut après des sensations toujours plus fortes...


Ni poète, ni philosophe, ni romancier, de Quincey fut un peu tout cela, tout en se faisant avant tout le chroniqueur attentif de sa propre existence, pourtant sans grand relief.
Toujours est-il que l'usage immodéré de drogues, qui fut le fait marquant et récurrent de son existence, ne l'empêcha pas de vivre jusqu'à 74 ans ce qui n'est pas si mal, à son époque.
Sans doute faut-il voir dans cette longévité l’effet d’une fort tempérament, qui prouve en tout cas “qu’après avoir usé pendant dix-sept ans et abusé pendant huit ans des vertus de l’opium, on peut toujours y renoncer…”

Il tomba jeune dans l'addiction au laudanum « sous la contrainte d'une douleur atroce », dont on ignore précisément la cause. Malgré des moments difficiles, jamais il n'admit cependant avoir commis une faute. Plus fort, « s'il avait su plus tôt et dans d'autres circonstances quels pouvoirs subtils résident dans ce puissant poison », il aurait certainement « inauguré sa carrière de mangeur d'opium dans la peau d'un chercheur de jouissances et de facultés extra, au lieu d'être un homme qui fuit un supplice extra. »
En clair, pour de Quincey, en dépit des ravages provoqués par l’opium, aucun argument moral ne saurait prévaloir contre son libre usage. Il en va de la responsabilité de chacun en somme…

Il faut dire qu'à son époque il était en vente libre dans les pharmacies, notamment sous la forme de laudanum.
L'entrée en matière dans le monde de sensations extraordinaires procurées par le « puissant, juste et subtil opium » lui parut étonnamment simple, comme il le raconta lorsque pour la première fois, il acheta une fiole de l'élixir : « Voici que le bonheur s'achetait pour deux sous, qu'on pouvait le garder dans la poche de son gilet : avoir des extases portatives bouchées en bouteilles d'une pinte, et expédier la tranquillité d'esprit en gallons par la diligence... »
S’agissant d’un breuvage enivrant, la comparaison avec le vin s’impose mais pour de Quincey, elle n’est pas en faveur de ce dernier, qui “dépouille un homme de sa maîtrise de soi”, tandis que “l'opium la renforce grandement.” Et c'est cette stupéfiante sérénité intérieure (sans jeu de mots) qu'il a chantée à sa manière.


Jünger avait constaté que sous l'effet de l'opium, le temps se dilate et devient indéfini. C’est ce que décrit de Quincey en relatant ses voyages immobiles : « Je tombais souvent dans de profondes rêveries, et il m'est arrivé bien des fois les nuits d'été, étant assis près d'une fenêtre ouverte d'où j'apercevais la mer et une grande cité,.../... de laisser couler toutes les heures, depuis le coucher du soleil jusqu'à son lever, sans faire un mouvement et, comme figé...
Il me semblait que, pour la première fois, je me tenais à distance et en dehors du tumulte de la vie ; que le vacarme, la fièvre et la lutte étaient suspendus ; qu'un répit était accordé aux secrètes oppressions de mon coeur ; un repos férié ; une délivrance de tout travail humain. L'espérance qui fleurit dans les chemins de la vie ne contredisait plus la paix qui habite dans les tombes, les évolutions de mon intelligence me semblaient aussi infatigables que les cieux, et cependant toutes les inquiétudes étaient aplanies par un calme alcyonien ; c'était une tranquillité qui semblait le résultat, non pas de l'inertie, mais de l'antagonisme majestueux de forces, égales et puissantes, activités infinies, infini repos ... »

Malgré la léthargie qu'induit la drogue, lorsqu’on parvient à ne pas totalement s'en laisser submerger, elle peut être compatible avec une vie sociale équilibrée. En dépit de certaines expériences cauchemardesques et des affres de l'état de manque, relatées par le détail dans ses confessions, jamais de Quincey ne bascula dans l’isolement ou la déshérence. Au contraire, il remarque que : “Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, l'opium ne m'incitait pas à rechercher la solitude, et bien moins encore l'inactivité ou l'état d'inertie et de repli sur soi-même que l'on prête aux Turcs.”
En revanche, malgré l’espoir de tout artiste, de s’élever et de voir ses capacités créatrices dopées, force est de conclure avec lui qu'il s'agit d'une impasse. Sous l’emprise de la drogue, les idées viennent à profusion et semblent incroyablement riches et variées, mais il s’avère impossible de leur donner une forme concrète, durable : “Tous les mangeurs d'opium ont l'infirmité de ne jamais finir un travail” se lamenta-t-il avec beaucoup de lucidité, allant jusqu’à donner une image quelque peu désabusée de son oeuvre, prolixe, mais désordonnée: « c'est comme si l'on trouvait de fins ivoires sculptés et des émaux magnifiques mêlés aux vers et aux cendres, dans les cercueils et parmi les débris d'une vie oubliée ou d'une nature abolie... »


Au total, ces récits décrivent une aventure étonnante et déroutante, qui se traduit au plan littéraire par mille et un rêves, et des digressions dans lesquelles on s’égare parfois, mais dont on reprend le cours avec émotion car certaines portent à l’évidence les stigmates d’expériences vécues (l’épisode poignant de la mort de sa soeur), et d’autres exaltent avec talent un univers de liberté onirique dans lequel l’auteur sait sublimer les idées qui lui traversent l’esprit en faisant feu de tout bois intellectuel : poésie, musique, philosophie, exotisme, voyages…

En définitive on peut considérer ces Confessions et ces Suspiria de Profundis, comme une sorte d’hymne au rêve, et en dépit de ses dangers, à l’opium, qui en est le puissant catalyseur.
Une chose apparaît clairement à Thomas de Quincey : “la machinerie du rêve, alliée au mystère des ténèbres est le seul grand conduit par lequel l’homme communique avec l’obscur. Et l’organe du rêve, conjointement au coeur, à l’oeil et à l’oreille, composent le magnifique appareil qui force l’infini à entrer dans les chambres du cerveau humain et qui projettent les sombres reflets d’éternité sous jacentes à toute vie sur le miroir de cette mystérieuse chambre noire - l’esprit endormi.../… 

L’opium semble posséder un pouvoir spécifique; non seulement parce qu’il avive les couleurs des scènes de rêve, mais parce qu’il approfondit ses ombres et, par dessus tout, parce qu’il renforce le sens de ses redoutables réalités…”

Illustration: William Blake, Milton's mysterious dream

2 commentaires:

claude a dit…

Bonjour
cette tres joli chronique me donne très envie de relire Fumées d'Opium de Claude Farrère etoile noire d'une littérature decadence
Amitiés

Pierre-Henri Thoreux a dit…

Merci chère Claude, de me fournir cette référence intéressante de Farrère. J'aurai pu évoquer également dans une optique assez proche, Pierre Loti et ses Derniers jours de Pékin qui contient quelques délicieuses pépites : « Mollement étendus, sur des épaisseurs soyeuses, ils regardent fuir le plafond, l’enfilade des arceaux de bois sculpté en dentelles, d’où retombent les lanternes ruisselantes de perles… Leurs sens aiguisés croyaient percevoir le bruit des pattes des flamants sur les briques, respirer la parfum des corolles de fleur et découvrir les yeux d’une araignée rencognée dans sa toile. »