10 mars 2018

Gauguin, ou l'impériosité de l'Art

Quelle mouche a piqué Paul Gauguin (1848-1903), paisible et prospère agent de change parisien, mari comblé et père de cinq enfants, pour tout quitter à l’âge de 34 ans, au profit de la destinée très aléatoire d’artiste-peintre ?

Nul ne peut expliquer cette nécessité subite passant avant toute autre considération. C’est la force étrange de la vocation, qui s’impose à celui sur lequel elle s’exerce. Gauguin est entré en peinture comme d’autres entrent en religion, lorsque la foi les saisit.
Cette rupture ira au delà du métier, de la famille et des conventions. Elle concerne la société, et in fine toute la civilisation sur laquelle elle repose. Dès lors, il ne s’agira plus tant d’une échappatoire que d’un nouvel enfermement, ce sera le drame de Gauguin.

De fait, si sa vie et son art recèlent des trésors incomparables il y a également des lacunes, des faiblesses, des échecs. Parmi ceux-ci, le premier est d’être resté largement incompris de ses contemporains. Car tout comme Van Gogh, Gauguin déroute, voire décourage ceux qui manifestent la volonté de s’intéresser à lui. Plus il se détache de la civilisation, plus elle “s’en va petit à petit de lui”, plus il devient étranger au monde qui l’entoure, lequel le lui rend bien. Entre autres exemples, avant d’embarquer pour Tahiti en 1895, une vente publique de ses œuvres ne voit partir que 9 des 47 tableaux proposés (deux seront achetés par Degas). Même dans son dernier éden polynésien il choqua nombre d’autochtones. Bien qu’il chercha sincèrement à aider les populations locales contre les rigueurs de l’administration métropolitaine, ses mœurs très libres, au relents de rébellion, d’addictions, de débauche, voire de pédophilie, ont laissé une empreinte déplaisante. De fait, il finira sa vie tragiquement seul.

Il y eut une première fuite en Bretagne, terre dont il tomba amoureux car elle lui parut sauvage, à l’image disait-il, de “ce ton sourd, mat et puissant que je cherche en peinture.”
Il y fit preuve d’audace picturale, et à la fois de mysticisme comme le révèle le très fort et symbolique “combat de l’ange”. De l’impressionnisme il passe ainsi au symbolisme puis au synthétisme.

Son périple le fit passer par la Provence où il rencontra de manière orageuse et inaboutie Van Gogh, autre solitaire invétéré. On retient entre autres, l’énigmatique perspective des Alyscamps.


Ce sera ensuite le grand départ vers Tahiti dont il s’était forgé une image ivre de liberté, de bonheur et d'inspiration artistique, un vrai retour aux sources qui conduira son art vers le primitivisme. Des couleurs à la fois tendres et profondes au service d’une vision éthérée de la vie au plus près de la nature. 
Mais malgré ses efforts, Gauguin ne deviendra jamais un polynésien au sens premier du terme, car il y a en définitive beaucoup d’artifices dans les tentatives qu’il fera pour retrouver l’esprit ancestral des tribus locales. Ses sculptures par exemple, sont des curiosités mais elles ne possèdent pas l’âme originelle empreinte de naïveté et de foi. Il n’a en lui ni l’une ni l’autre, même s’il affirme que le ridicule ne peut l’atteindre car il est “à la fois un enfant et un sauvage.”


Tout au plus parviendra-t-il à capter de manière très personnelle l’atmosphère des îles, ce qui n’est déjà pas si mal. Parti d’Europe pour échapper à une société trop technique et trop administrée, qu'il maudissait, et ne faire selon ses propres mots, “que de l’art simple”, il concevra une œuvre extrêmement originale, peut-être justement parce qu’elle n’est pas totalement libérée du génie de la civilisation  occidentale dont ses fibres étaient imprégnées.
En somme, contrairement à une opinion répandue, mais assez galvaudée, Gauguin n’est pas un peintre révolutionnaire. Il paraît excessif de prétendre comme on le fait parfois, qu’il ouvrit la voie à l’expressionnisme, au symbolisme, ou au cubisme. Il reste comme une île dans l’océan pictural.
En dépit de sa contribution au mouvement des peintres de Pont-Aven, il n’a pas vraiment fait école, peut-être parce que tout disciple aurait risqué de tomber dans l’imitation ou la parodie. Il a sans nul doute créé un monde à part, mais il en a tout dit, ne laissant quasi rien à ajouter pour d’éventuels suiveurs...


Y a-t-il d’ailleurs des peintres révolutionnaires ? Si l’on regarde attentivement les plus grands, Rembrandt, Velasquez, Michel-Ange, Vermeer, jusqu’aux impressionnistes, et jusqu’à Gauguin, on s’aperçoit qu’ils s’inscrivent dans une continuité évolutive. Les vrais révolutionnaires sont peut-être ceux qui ont contribué à la déconstruction violente de l’art, sans avoir rien à proposer de réellement nouveau. Après les dynamitages du XXème siècle, l’art moderne semble s’être enlisé dans un magma informe et clinquant, à l’image des inutiles et vaines compressions et autres coulées résineuses de César, ou des babioles superfétatoires et grotesques des Jeff Koons, Damien Hirst, McCarthy, Kapoor, Murakami, Serrano & Co... Aujourd’hui, tout est dans la forme, rien dans le fond. On dirait que les artistes n’ont plus rien à dire.


Ce n’est pas ce qu’on peut reprocher à l’œuvre de Gauguin. Elle nous parle, elle nous interpelle, elle nous interroge à l’instar du titre de sa fresque intitulée “D'où venons nous, qui sommes nous, où allons nous ?”
Il y a des beautés indéniables dans ces panoramas tropicaux alanguis, dans ces odalisques exotiques, ces féeries du bout du monde, inondées de couleurs et nimbées de mystère. Dans ces somptueuses effusions, l’Art se confond plus que jamais avec la Liberté...

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