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30 juillet 2023

Visions de Joshua

C’est en flânant sur le quai du musée maritime de La Rochelle que j’ai éprouvé le choc. Derrière nombre de ketchs, de cotres, superbes régatiers d’aujourd’hui et d’autrefois, jouxtant le flanc énorme, d’un blanc éblouissant, de l’ancien navire météorologique NMS France 1, j’aperçois un petit bout de coque rouge, trois hublots rectangulaires, caractéristiques d’une cabine en forme de casemate, et surtout la banderole latérale indiquant en grand : JOSHUA !
J’en crois à peine mes yeux. C’est évidemment le bateau de Bernard Moitessier (1925-1994), celui qui fit avec lui la fameuse Longue Route, ce périple de légende, presque deux fois le tour du monde en solitaire et sans escale en 1968 !
Cette aventure m’a toujours fait rêver. Bien que je sois descendant d’une longue lignée de marins bretons, je n’ai jamais vraiment navigué qu’en songe.
Tel le poète Jean de la Ville de Mirmont, j’ai une fascination pour les navigateurs et je pourrais faire miens ses vers écrits à leur intention :
"Le souffle qui vous grise emplit mon cœur d’effroi,
Mais votre appel, au fond des soirs, me désespère,
Car j’ai de grands départs inassouvis en moi...”


Parfois j’ai l’impression, dans une bien modeste mesure, de voyager moi aussi, seul, sur l’immense océan virtuel du Web. Je mène en toute liberté ma petite barque en forme de blog, sans autre but que le plaisir d’écrire et d'écrire ce qui me plait. Parfois un commentaire me signale une présence proche. Pas nécessairement en phase avec mes digressions solitaires mais qu'importe. Cette rencontre me délivre de l'esseulement. J'aime dialoguer avec les internautes qui croisent mon chemin, même si nous suivons des routes différentes, j'y vois le signe que tout n'est pas qu'indifférence...

A la fin des années soixante, bien au-dessus de nos têtes, les astronautes exploraient l’univers proche et partaient à la conquête de la Lune, emportés par des fusées bourrées de carburant, de progrès techniques et de savants calculs. Ici bas, des héros solitaires flirtaient avec l’immensité des océans sur de dérisoires embarcations, avec pour seul moteur, le vent.
Ils étaient souvent animés par l’esprit de compétition et d’innovation, comme Eric Tabarly et bien d’autres à sa suite. Moitessier était d’une autre espèce. Point de course ni de record pour lui, mais l’attrait irrésistible du grand large et de la liberté qu’on y savoure au bord des horizons bleus, et qu'on respire à pleins poumons. Sans doute tenait-il un peu de son illustre prédécesseur Alain Gerbault (1893-1941), être asocial s’il en fut mais sublime coureur d’océans.
Écrivains tous deux, ils relatèrent leurs périples dans des livres magiques, intemporels, indémodables, emplis d’une poésie sauvage.

C’est peu dire que je me suis régalé de ces récits dont je ne trouvais d'autres équivalents sur terre qu’à travers le cheminement éperdu de Jack Kerouac et des beatniks errant dans l’immensité sauvage du continent américain.

Dès les premières lignes de La Grande Route, j’étais emporté par le lyrisme limpide mais puissant qui en émanait : “Le sillage s'étire, blanc et dense de vie le jour, lumineux la nuit comme une longue chevelure de rêve et d'étoiles. L'eau court sur la carène et gronde ou chante ou bruisse, selon le vent, selon le ciel, selon que le couchant était rouge ou gris. Il est rouge depuis plusieurs jours et le vent chantonne dans le gréement, fait battre une drisse parfois contre le mât, passe comme une caresse sur les voiles et poursuit sa course vers l'ouest, vers Madère, tandis que Joshua descend vers le sud à 7 nœuds dans l'Alizé…”

Bien qu’étant peu enclin aux régates et aux concours, Bernard Moitessier accepta la proposition du Sunday Times de s’engager dans un tour du monde en solitaire sans escale, première odyssée du genre à l’époque. Il déclina toutefois l’offre des organisateurs de doter son bateau d’un émetteur radio qui lui aurait permis de donner régulièrement des nouvelles. Il préférait le système simple et archaïque du lance-pierres avec lequel il balançait ses messages sur les bateaux de rencontre !

Bien que plusieurs concurrents fussent inscrits à l’épreuve, dotée de prix pour le plus rapide, Moitessier n’en avait cure. Il n’avait qu’un besoin, celui de “retrouver le souffle de la haute mer”.
Comme il l’écrivit sans détour, “il n’y avait que Joshua et moi au monde, le reste n’existait pas, n’avait jamais existé. On ne demande pas à une mouette apprivoisée pourquoi elle éprouve le besoin de disparaître de temps en temps vers la pleine mer. Elle y va, c’est tout, et c’est aussi simple qu’un rayon de soleil, aussi normal que le bleu du ciel.”

Au terme du périple, après avoir dépassé le Cap Horn, alors qu’il était en passe de remporter haut la main le challenge, il fut pris d’une crise de conscience. Revenir sur la terre ferme lui semblait décidément impossible. Il envoya un message au dernier navire qu’il croisa : “Je continue sans escale vers les îles du Pacifique, parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme .”

Tout était dit. Moitessier le coureur d’horizons avait rompu avec le style de vie du commun des mortels. Il n’y avait plus que “Vent, Mer, Bateau et Voiles, un tout compact et diffus, sans commencement ni fin, partie de tout de l'univers, mon univers à moi, bien à moi…”
Désormais son existence sera lointaine, des plus simples, des plus maritimes, suivant en cela à la lettre le précepte de Baudelaire: “Homme libre, toujours tu chériras la mer !”
Le temps qui s’écoule n’aura plus vraiment d’importance. Il pourra chanter in petto, sans se lasser : “J'écoute la mer, j'écoute le vent, j'écoute les voiles qui parlent avec la pluie et les étoiles dans les bruits de la mer et je n'ai pas sommeil.”, car, en somme, “Le bateau c'est la liberté, pas seulement le moyen d'atteindre un but…”

 

29 mai 2023

Des Insoumis, des vrais

Quel pourrait être le point commun reliant deux artistes qui viennent de disparaître ? Hormis le fait de chanter, sans doute d'être des insoumis, au vrai sens du terme. Pas comme ces guignols sinistres qui font de la démagogie la plus vile leur seule politique, et de la nostalgie du Grand Soir l'exutoire de leur haine de classe...

Jean-Louis Murat (1952-2023) et Tina Turner (1939-2023) se sont dressés de toutes leurs forces contre un destin contraire et, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, ont puisé leur énergie dans les épreuves. Par amour propre ils n’hésitèrent pas à sortir des chemins balisés, à se priver de toute facilité, et refusèrent tout assujettissement.
Résultat, leurs parcours furent quelque peu chaotiques mais chacun  à sa manière, a laissé dans son sillage quelques pépites inoubliables qui doivent tout à leur talent et à leur énergie.

Tina Turner donna un nouveau souffle puissant, décapant, au Rhythm 'n Blues. Point n’est besoin de trop insister sur cette carrière qui atteignit les cimes de la notoriété internationale.
Il sera ici davantage question de celle de Jean-Louis Murat, beaucoup plus confidentielle.
On peut certes expliquer cette discrétion par la volonté de l’artiste de fuir les sunlights et les grands médias, pire, de manifester des mouvements d’humeur homériques à l’encontre des grands circuits de production et de se livrer parfois à de violentes critiques ad hominem.
Le fait est que contrairement à beaucoup d’artistes prétendument engagés, Murat sut éviter tout embrigadement politique : "Je n’ai jamais été de gauche une seule minute dans ma vie, mais je n’ai jamais été de droite non plus", affirmait-il.
S’agissant de la protection de l’environnement, à laquelle sa nature paysanne était très attachée, il s’insurgeait toutefois de voir la cause dévoyée par “les nullards” ultra médiatisés aux discours bien éloignés des actes.
N'hésitant pas à braver le consensus politiquement correct, il ne dédaignait pas de jeter quelques pavés dans la mare: "Je suis très pro américain, un peu pour la provoc. Je fais partie des 3% de Français qui étaient pour l’intervention en Irak…"

Derrière les éclats de voix, et les controverses tonitruantes, Jean-Louis Murat était néanmoins un artiste très sensible, dont les chansons révélaient une âme à fleur de peau, un talent poétique rare à notre époque, le tout magnifié par une musicalité exquise et une voix suave aux accents frissonnants quoiq'un peu désabusés.

Pour ma part, au sein d’une production pléthorique, qui mériterait d’être mieux connue, je retiens comme un petit trésor son album Le Manteau de Pluie qui m’avait séduit lors de sa sortie il y a déjà bien longtemps. Je ne me lasse pas des mélopées sensuelles qu'il recèle: Sentiment Nouveau, Col de la Croix-Morand , l’Ephémère, Cours Dire aux Hommes Faibles, L'Infidèle, le Lien Défait...
En somme, jamais Jean-Louis Murat ne sera pour moi un artiste maudit. Et après tout, quelqu’un qui aime l’Amérique, le Blues et Baudelaire ne peut être foncièrement mauvais...


09 septembre 2022

Papillonnage


Un papillon posé sur ma jambe
Pousse mes rêves vers le passé
Semblant méditer, embarrassé
Tel un poète cherchant l'ïambe

D'un battement de son aile ingambe
Il taquine avec agilité
L'air immobile et chaud de l'été
Indifférent au soleil qui flambe

Plus rien dès lors n'est très important
Ni le cours fatal du temps qui passe
Et qui veut qu'à la fin tout trépasse

Ni la peur d'un futur inquiétant
Tout cela s'enfuit là où commencent
L'azur, l'insouciance et l'abondance...

14 juillet 2022

Un oeil vers l'Infini


En écoutant le jazz de Chet Baker,
et en regardant les premières images du télescope spatial James Webb:
 

Dans le cœur de la nuit s'élève une trompette
Qui chemine alanguie sur un fil de fumée
Tandis que se diluent dans l'onde parfumée
Les échos assourdis d'une ancienne tempête

Vers l'abîme étoilé qui danse sur nos têtes
Un œil nouveau regarde au fond du noir céleste
Voulant voir au delà d'un horizon funeste
L'aube et la fin du monde à l'instar des prophètes

Pointé vers les confins cet œil est un miroir
Un creuset flamboyant où s’allume l’espoir
Un diamant dans lequel le cosmos se condense

Et les yeux éblouis admirant grands ouverts
Ce tumulte inouï donnent à l'univers
Sinon sa raison d'être au moins son existence
 

 

18 février 2022

Un sage en terre d'islam

C’est en regardant un documentaire retraçant la vie de Charlie Parker, passionnant au demeurant, que j’ai fait la connaissance du poète mystique Omar Khayyam, dont le saxophoniste était paraît-il un grand admirateur.
Ce personnage étonnant vécut probablement à la charnière entre les XIè et le XIIè siècle en Perse mais sa vie reste nimbée de mystère, faute d’informations précises. On peut donc rêver, à partir de quelques traces épargnées par le temps, autour d’une figure empreinte de liberté en pays d’islam.
Mathématicien, astronome, philosophe et poète, il incarna toutes les qualités qu’on prête à l’humanisme.
L’originalité de son approche spirituelle fut de s’inscrire dans le soufisme, version éclairée de l’islam, bien moins préoccupée par le dogme et les rites que par la nécessité d’établir un lien direct, purement intellectuel, avec Dieu. On trouve pareil cheminement dans la gnose, dans la kabbale ou encore dans le zen. Malheureusement cette belle aspiration est restée très minoritaire en terre musulmane et fut souvent condamnée par les autorités religieuses. Aujourd’hui encore elle est victime de la violence des plus radicaux, salafistes et wahhabites notamment.
Khayyam se qualifiait lui-même de “croyant mais infidèle”, ce qui lui valut semble-t-il d’être tombé en disgrâce à la mort du sultan de l’époque, qui l’avait pris en sympathie et auprès duquel il avait travaillé à l’élaboration d’un calendrier solaire.
Il reste de ce penseur un peu mythique quelques fragments poétiques, tournés sous forme de quatrains (cf quelques exemples ci-dessous), exprimant un certain scepticisme et beaucoup d’humilité, mais également une irréfragable aspiration à la liberté portée par l’ivresse de Dieu. “Enivrez-vous, envolez-vous sur les grands chemins”, comme on fait dire au poète dans le bel hommage au bopper de génie que fut Charlie Parker.
Comme quoi le jazz mène à tout !

Les cieux sont ils meilleurs de m’avoir mis au monde
Mon départ rendra-t-il leur majesté plus grande
Je n’ai jamais appris de personne pourquoi
Je suis venu, pourquoi je dois quitter ce monde

Toi qui de l’univers en marche ne sais rien
Tu es bâti de vent: par suite tu n’es rien.
Ta vie est comme un pont jeté entre deux vides
Tu n’as pas de limite, au milieu tu n’es rien.

Si je pouvais être le maître comme Dieu
Je saurais démonter le ciel au milieu.
Et je ferais alors au sein des étoiles
Un autre ciel où l’homme atteindrait tous ses voeux...
 

 

30 janvier 2022

Summit One Vanderbilt


Dans New York, avenue Vanderbilt
Se trouve une tour sortie d’un rêve
Et parce que la vie est trop brève
Hâtez-vous de gagner son Summit

Pour plonger dans une féérie
De métal, de verre, et de miroir
Pur enchantement qui donne à voir
La ville en sa fantasmagorie

Montez gais et légers vers les cieux
Dansez enivrés de transparence
Au dessus du monde silencieux

Et planez sur cette effervescence
Avec un bonheur ouvert plein champ
Vers l'horizon du soleil couchant.
 

 

14 novembre 2021

Novembre, une Elégie



Ici à peine un voile embrasse l'horizon
Noyé dans les vapeurs moroses de novembre
La plage est pétrifiée dans une gangue d'ambre
Tandis que l'esprit erre au bord de la raison

Le soleil brille encor malgré cette saison
Maudite, où la Nature avilie se démembre
La mer devient hostile et la forêt se cambre
Anticipant hélas tourmente et fanaison

C’en est déjà fini des trop belles journées
Des songes amoureux, et des vertes années
Où chacun s’imagine hors du froid et du temps.

Il faut s’emmitoufler, penser à la vieillesse
Et peut-être à mourir, mais non sans la sagesse
Qui vous dit malgré tout d’attendre le printemps...

27 octobre 2021

Brassens, l'Homme Tranquille

Georges Brassens
(22/10/1921-29/10/1981) n'aimait pas les cérémonies. Il se trouve qu'en octobre on commémore à la fois le centenaire de sa naissance et les quarante ans de sa disparition.
A défaut de grands hommages, c'est le moment de se souvenir quel genre d'homme il fut et d'évoquer l'héritage qu'il nous a laissé.

Après bien des décennies, sa petite musique a gardé toute sa fraîcheur et ses vers tout leur piquant. Je me souviens pour ma part avoir été pénétré définitivement par ses paroles et ses mélodies depuis le plus jeune âge, lorsque mes parents s’en délectaient au cours des mornes dimanches d’hiver. La voix chaude du chanteur, sa façon de rouler les "r" en les caressant, son accent doucement ensoleillé et ses rythmiques subtilement répétitives avaient quelque chose de rassurant.
Depuis, elles ne m’ont plus jamais quitté, comme faisant partie intrinsèquement de ma vie, et plus encore, du monde.
Au fil des années, j’ai appris à mieux connaître le bonhomme dont la rudesse de bois poli m’enchante. Voilà un homme véritablement à part, une sorte de légende à lui tout seul, si simple en apparence et pourtant unique en son genre, absolument inimitable.
D’aucuns ont cherché à récupérer son style et sa manière de suivre “les chemins qui ne mènent pas à Rome”. Jamais ils n’ont réussi à saisir ce tempérament d’acier bien trempé dans leurs griffes idéologiques. Indépendant des modes et des courants de pensées, il fut et il reste à jamais.
 
L’artiste commença sa carrière dans une bohème proche de la misère. Mais durant les quelque 20 ans qu’il passa impasse Florimont à Paris Quatorzième, de 1944 à 1966, au crochet du couple de bons samaritains, Jeanne et Marcel, la pauvreté fut presque joyeuse. Georges n’avait pour ainsi dire besoin que d'amour et d’eau fraîche et rien ne le préoccupait tant que de faire de bonnes chansons.
Il s’était bien essayé à la littérature, poèmes ou romans, mais, de son propre aveu, il dut en rabattre, se contenant de son “chemin de petit bonhomme”, lorsqu’il comprit qu’il n’avait pas suffisamment de génie pour rivaliser avec Baudelaire ou Victor Hugo.

Il fut un chanteur engagé, c’est un fait certain, mais inclassable politiquement, grâce à Dieu. S’il fut un temps un peu anarchiste, il revint vite vers un pragmatisme plus réaliste et serein, après avoir fait le constat qu’il n'existe "pas de solution collective" aux maux de l’Humanité.
Son caractère le portait à l’individualisme, ce qui le fit paraître à certains un tantinet bourru. Mais au fond de lui, il n’y avait pas une once de méchanceté comme il le chantait. Et comme il n’aimait pas obéir à quiconque et qu’il n’aimait pas davantage commander les autres, il fut naturellement anti-militariste et rétif à tout ce qui représente l’ordre et la discipline. Mais comme beaucoup de ses engagements, cela n’avait de portée qu’individuelle. Derrière le poète se cachait l’homme de bon sens. “Je pourrais”, affirmait-il, “me passer de loi, mais la plupart des gens ont besoin de lois et ce n’est pas demain la veille qu’on pourra s’en passer…”
A propos de sa magnifique Non-Demande en Mariage, il se plaisait à dire que s’il n’était “pas tellement partisan du mariage” à titre personnel, il n’était pas contre dans l’absolu et qu’il n’empêchait nullement les autres de se marier.
S’il n’eut pas d’enfant, c’est sans doute un peu parce que, disait-il, “le monde tel qu’il est ne me convient pas”. Ce fut surtout parce qu’il avait fait le choix exclusif de consacrer sa vie aux chansons et que cela lui prenait tout le temps dont il disposait. Ni épouse ni enfant donc, pour ne pas courir le risque d’être un mauvais mari et un mauvais père.
Pareillement, il affirmait n’avoir jamais pris de position anti-cléricale très nette, en dépit de ce que tout le monde croyait. “Je fais de la propagande de contrebande”, révélait-il malicieusement, ajoutant qu’il ne fallait pas prendre toutes ses paroles pour argent comptant, et que sa timidité et sa modestie le portaient à “dissimuler ses sentiments sous des blagues et des pierres tombales.” Une de ses plus belles chansons est sans doute la Supplique pour être enterré à Sète. Pourtant lors d’une interview, il confia qu’il se foutait pas mal d’être inhumé à cet endroit ou bien ailleurs…

Au bout du compte, le seul vrai souci de Georges Brassens était que les gens prissent un peu de plaisir à écouter et à fredonner ses ritournelles: “si je peux donner quelques instants de bonheur, je n’aurais pas démérité…”
Sur des rythmiques très jazzy, inspirées par la musique qu’il avait au cœur, il inscrivit quelques-uns des plus beaux textes poétiques de la langue française, pleins de jovialité et d’une tendre dérision. Aujourd’hui encore il m’arrive de découvrir des perles à côté desquelles j’étais passé jusqu’alors. L’Orage, interprété par Benjamin Biolay lors d’une récente soirée Brassens, figure parmi celles-ci. Il résume tout le talent de l’artiste pour associer une mélodie accrocheuse, un rythme délicieusement entêtant, sublimé par la contrebasse de Pierre Nicolas. La thématique inusable de l’amour y est traitée sur un ton facétieux, et last but not least, on y trouve à son sommet, l’art de mettre le bon mot sur la bonne note !

S’il faut retenir quelque chose de l’engagement de Brassens, c'est sans doute que “tous les dogmes sont néfastes”, et qu’il faut avant toute chose préserver la liberté. Le plus grave répétait-il, “serait qu’on perde nos libertés individuelles. l’homme est en train de disparaître en tant qu'individu. Tout le monde se ressemble…”

18 octobre 2021

Plaisirs d'Automne

Je hais cette saison qui annonce des mois de froidure et de frimas et je me prends à envier les animaux qui peuvent se mettre en sommeil prolongé pour ne se réveiller qu’au printemps. J’admire tout autant les oiseaux migrateurs qui entreprennent un long et fatigant voyage pour suivre le soleil et se mettre au chaud pendant ces mois mortels.
Mais il faut bien faire contre mauvaise fortune bon cœur comme on dit…
L’automne réserve quelques douceurs dont il est plaisant de profiter.
Cette année, l’arrière saison est très ensoleillée, notamment dans le Sud Ouest du pays et les promenades dans les bois et les forêts sont particulièrement agréables. Il y règne une ambiance paisible incitant à la rêverie. C'est l'instant idéal pour le promeneur solitaire, tenté de s'abandonner à l'utopie rousseauiste…
Le soleil encore chaud à travers les feuillages qui commencent à roussir, élève l’âme vers le Grand Tout et la console de tous les tracas du quotidien et des misères de l’actualité.
En s’abaissant à chercher parmi la végétation qui croît au pied des arbres, on a parfois la joie de trouver une perle issue de cet univers au parfum d’humus, à savoir un cèpe.
A cette époque de l'année, ce sont parmi les champignons, ceux qui sont les plus appréciés. Quelle joie de découvrir un de ces spécimens, caché derrière une fougère ou au sein d’un buisson épineux. Son dôme velouté aux couleurs de cuir plus ou moins bruni recouvre un stipe ferme et ventru qu’il est excitant de caresser tout en l’extrayant délicatement de la terre. Humer les effluves qu’il dégage fait naître un flot d’émotions et de promesses de festins à venir.

Revenant d’une telle balade forestière, le panier bien rempli, on se sent apaisé, heureux d’avoir profité d’une journée hors du temps.
Il arrive hélas qu'on ramène aussi quelques souvenirs moins agréables. Une tique par exemple, parfois porteuse de la fameuse maladie de Lyme, ou encore une de ces mouches étranges qui tournent autour de vous et vous suivent opiniâtrement. On les appelle tantôt mouches plates, tantôt mouches crabes, ou bien encore hippobosques. Habituels parasites des chevaux, dont elles sucent avidement le sang, elles se rabattent parfois sur les humains. Les piquent elles je l'ignore, toujours est il qu'il est difficile de se débarrasser de ces insectes. Leur vol est lourd et malhabile mais elles résistent si fort à l’écrasement qu’il faut réussir à les coincer sous un objet dur pour en venir à bout en faisant craquer leur thorax caparaçonné.
Après le rêve, les triviales réalités de la vie reviennent vous assaillir...

08 septembre 2021

Lettre de Lord Chandos

Stefan Zweig fit beaucoup pour populariser  Hugo von Hofmannstahl (1874-1929) qui fut son contemporain et dont les poèmes juvéniles relevaient selon lui “d’un des grands miracles de précoce perfection.”
Le hasard m’a fait aborder l’écrivain par un petit ouvrage bouleversant, d’une trentaine de pages à peine, en forme de lettre* - imaginaire naturellement - “que Philipp lord Chandos, fils cadet du comte de Bath, écrivit à son ami Francis Bacon, pour s’excuser d’avoir renoncé à toute activité littéraire...”

Lorsque Hofmannstahl publie ce texte en 1902, à 28 ans, son œuvre poétique est achevée pour sa plus grande partie. Heureusement, il ne cessera pas pour autant d’écrire, mais quelque chose s’est passé dans son esprit qui lui fait prendre conscience de la vanité du langage, et pour une moindre part, de l’existence.
L’auteur relate ainsi “les tourments intellectuels” qui l’assaillent et réduisent son inspiration à l’impuissance. Il se désole de “ces branches chargées de fruits qui remontent brusquement chaque fois que je tends les mains, cette eau murmurante qui se retire devant mes lèvres assoiffées…”
Il constate que malgré tous ses efforts, aucun mot ne semble exprimer la réalité objective. Pire, autour de lui, tout semble “dépourvu de preuves, mensonger, fuyant de partout”.
Comment dès lors exprimer ce sur quoi, on n’a pas de prise ? Et dans quelle langue, sachant que celle “dans laquelle il m’aurait peut-être été donné non seulement d’écrire, mais aussi de penser, n’est ni latine, ni l’anglaise, ni l’italienne, ni l’espagnole, mais une langue dont aucun des mots ne m’est connu ?”

Etrangement, cette missive aux accents désespérés, n’est pas dépourvue d’une certaine quiétude. L’auteur manifeste même un tranquille détachement devant la fatalité qui lui fait perdre “la faculté de penser ou de parler de façon cohérente, sur quoi que ce soit.” Il est en effet envahi par “une sorte de pensée fébrile, faite d’un matériau qui est plus immédiat, plus fluide, plus incandescent que les mots”. Ce sont ajoute-t-il “des tourbillons, mais à la différence de ceux de la langue, ils n’ouvrent pas, semble-t-il, sur le néant mais conduisent d’une certaine façon en moi-même et au cœur de la paix…”
En définitive, lui qui avait des projets pleins la tête et qui dévorait toute littérature avec un appétit d’ogre se résigne à ne plus rien lire, ni dire, ni écrire.

Cette étonnante confession recèle une symbolique foisonnante. Elle rejoint notamment celle de Rimbaud, qui parvenu au plus loin de ses “Illuminations” et après avoir relaté de manière visionnaire sa “Saison en Enfer”, mit un terme brutal et irrémédiable à son œuvre littéraire.
Faut-il comprendre qu'après avoir exploré le monde des mots et de la poésie jusqu’aux confins du langage, se profile le vide incommensurable de l’inexprimable ?
On pourrait également faire le rapprochement avec d’autres formes d’expression artistique. La musique par exemple qui dans son acception classique a tout à coup basculé dans l'abîme stérile des délires sériels ou dodécaphoniques. La peinture également, qui au terme du vertige impressionniste, puis symbolique, sombra corps et biens dans l’abstraction la plus confuse, voire l’anéantissement monochrome de Klein, ou achromique de Soulages.

On pourrait enfin faire un parrallèle avec l'absurdité des rhétoriques idéologiques dans lesquelles se fracassa le vingtième siècle, et avec l'inanité de la jargonomanie qui est la marque de notre époque, et dans laquelle se délite en douceur la liberté et le bon sens. On pourrait percevoir le drame de nos sociétés, tentant de conjurer par une pléthore de lois et de normes leur impuissance à résoudre avec pragmatisme les problèmes qui se posent à elles, et qui se perdent dans une vaine logorrhée bureaucratique, stupidement bien intentionnée. L'avènement du parler pour ne rien dire, en quelque sorte...

Mais on pourrait aussi, si l’on est optimiste, penser à Baudelaire, qui dans son splendide poème Elévation, invoqua lui aussi, à sa manière si limpide, l’ivresse de l’indicible :
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins
Celui dont les pensées comme des alouettes
Vers les cieux le matin prennent un libre essor
Qui plane sur la vie et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes...
 
* lettre de Lord Chandos Hugo von Hofmannstahl. Edition Bilingue. Rivages poche éditeur/Petite Bibliothèque

29 juillet 2021

Bêtes à Bon Dieu...

En regardant quelques bestioles minuscules s’affairant au sein des plantes et des fleurs, une foule de pensées m’assaillent.
Comment éviter de se poser des questions existentielles en contemplant l’incroyable richesse inventive déployée par la Nature, qui s’exprime dans cet étonnant spectacle microscopique ?
La première, la plus immédiate, la seule pourrait-on dire est de savoir si tout cela a un sens ?
 

Comme il s’avère impossible de répondre objectivement à cette interrogation relevant de la métaphysique, la seule alternative est de choisir une option. A la manière du fameux pari de Pascal, il faut s’engager sur une voie, en misant sur les perspectives qu’elle est susceptible d’offrir.

Si l’on décide que le monde n’a pas de sens, le chemin tourne vite court. Pour tout dire, c’est une impasse. Dans ce cul de sac, on peut certes profiter du temps qui passe, mais ce carpe diem est vain puisqu’il est sans vrai lendemain, sans espérance. Au jeu du hasard et de la nécessité tout est permis mais tout se vaut et tout se rejoint dans une finitude désespérément fermée. A quoi bon aimer, à quoi bon chercher à s’améliorer, à quoi bon penser même, puisque rien n’a de signification. La beauté elle-même est une illusion, et la conscience est un leurre. Ces insectes ne sont rien d’autre qu’un mirage en somme...

Sans avoir besoin d’évoquer l’existence de Dieu ou bien d’une hypothétique vie après la mort, on peut toutefois imaginer un monde répondant à une explication ultime, transcendant la réalité triviale des choses. Le seul fait de penser que l’univers dans lequel nous vivons exprime un dessein, une direction, un sens, ouvre tout à coup l’horizon. Et dans ce contexte tout rentre en harmonie. L’être et la Nature participent de la même entité. Pour paraphraser Schelling, “la Nature doit être l’Esprit visible, et l’Esprit la Nature invisible…”
Du coup, tout questionnement est légitime et passionnant, même s'il ne trouve pas de réponse immédiate. Mieux, tout devient possible, au-delà même de l’imagination humaine, et les petites bêtes qui gravitent à nos pieds sont un peu plus que de vulgaires insectes sans importance. Ils recèlent une partie de l’indicible beauté du monde...


03 juillet 2021

Lord Jim


In memoriam Jim Morrison (1943-1971)

Dans un morne Paris nocturne
L’ombre énamourée de la Mort
Enlace la ville qui dort
Tel un fantôme autour d’une urne

La fin du héros taciturne
S’inscrit dans un étrange sort
Qui le prive de tout ressort
Et l’offre au sommeil de Saturne

Déjà il erre entre deux eaux
L’esprit ailleurs, les yeux mi-clos
Sourd à tout chant, toute musique

Dans un navrant bain de minuit
Il a enfin noyé l’ennui
Et l’angoisse métaphysique.

26 décembre 2020

N'entre pas sans violence dans cette bonne nuit

Face à une poésie écrite dans une autre langue que la sienne, l’esprit vacille. S’il est sensible à la prosodie, voire enchanté par les sonorités suggestives, il se trouve toujours ennuyé lorsqu'il s'agit de la traduire en mots. La laisser chanter telle quelle est sans doute la meilleure solution pour conserver ce qui est intraduisible mais laisse dans les limbes quantité de nuances, voire le sens même du propos. Autant écouter de la musique…

Depuis des lustres je suis hanté par la poésie de Dylan Thomas (1914-1953), tout particulièrement par ce vers qui donne le titre à un recueil acquis il y a bien longtemps.
En cette fin d’année tourmentée, il prend un sens inattendu.
Il est possible d’y voir avant tout l’expression de l’angoisse devant la mort, particulièrement celle d’un être cher, ici le père. Mais c’est aussi l’opposition lumière obscurité, qui s'impose comme une irréfragable évidence, conditionnant l’être et imprimant son rythme et son impérative antinomie sur nos vies...
La nuit est-elle celle, transfigurée et pleine d’espérance de Noël, celle illuminée que célébrait Novalis, ou bien celle profonde du temps, dans lequel on progresse à tâtons à la lueur vacillante de nos fragiles illusions ? Est-elle cette nuit qui pèse sur nos jours et qu’on tente de conjurer à minuit par mille vœux au seuil de chaque nouvelle année ?
Dans une époque en proie au doute, plus encline que jamais aux rumeurs et aux croyances, craignant de plus en plus de s’appuyer sur ses repères ancestraux, tremblante d’une peur névrotique face à l’avenir et au progrès technique, sans foi, sans philosophie, sans élévation, ces vers sont comme une exhortation, un appel, une révolte:
Do not go gentle into that good night
Rage, rage against the dying of the light...

30 novembre 2020

Stabat Mater


Tout départ est un déchirement
Et dans celui sans voix d’une mère
C’est toute une immensité amère
Qui monte crûment

Aujourd’hui tout est vain, tout s’efface,
La lumière au bord des horizons
Les jours joyeux, les belles saisons
Et le temps qui passe

Une partie du monde s'éteint
Le cœur est mortellement atteint
Mais l'Espoir demeure

Car aux limites de l'infini
Ou aux confins de l'esprit, pour Lui
Ce n'est jamais l'heure

17 septembre 2020

Un été avec Baudelaire

Dans la série diffusée par France Inter “un été avec...”, après Montaigne et avant Pascal, on eut droit en 2014 à Charles Baudelaire (1821-1867).
Signées Antoine Compagnon, ces causeries radiophoniques, colligées par la suite dans un petit ouvrage papier, invitent à rentrer en toute simplicité dans la vie et l’œuvre de l’écrivain concerné.
C’est léger, souvent instructif mais parfois si superficiel qu’il n’en reste pas grand chose hélas, hormis l’envie peut-être de lire ou de relire l’auteur, ce qui n’est pas si mal après tout.
S’agissant de Baudelaire que je vénère depuis mon adolescence et dont je me récite quasi quotidiennement les vers, je suis resté sur ma faim tant l’analyse est passée à mon sens à côté du sujet.
Avant tout peut-être parce que le propos commence par un navrant contresens. M. Compagnon trouve en effet "saugrenu de passer un été avec Baudelaire", car affirme-t-il, “l’été ne fut pas la saison préférée de notre poète.”
Mais où donc a-t-il trouvé matière à pareil stéréotype ?

J’ignore pour ma part quelle fut la période de l’année que chérissait Baudelaire, mais je connais des vers, parmi les plus beaux, qui laissent entendre qu’il aimait soleil et chaleur. Qu’on songe seulement à ce quatrain enchanteur:
"Au pays parfumé que le soleil caresse
J’ai connu, sous un dais d’arbres tout empourprés
Et de palmiers d’où pleut sur les yeux la paresse,
Une dame créole aux charmes ignorés
"

Mais aussi, à ces distiques évocateurs si ce n’est explicites:
"J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux…
"

"Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone
…"

" Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres;
Adieu vive clarté de nos étés trop courts!
"

Et pour enfoncer le clou, cette strophe inoubliable:
"Mon enfant, ma sœur
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
"
Qui peut croire que ce pays soit celui de la froidure et des frimas ?

A contrario, lorsque le poète évoque les brumes et la pluie c'est à "un linceul vaporeux" et à "un vague tombeau" qu'il les compare, et il souffre manifestement lorsque “le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle”, que "la pluie étale ses immenses trainées", et que “la Terre est changée en un cachot humide”...
S'il semble se complaire à décrire ces ténébreuses sensations, c'est pour mieux faire ressentir le spleen et l'ennui qui l’assaillent si souvent. Dans ces instants, il n'aspire plus à rien, et ce qu'il chante relève plus du désespoir que d'une morbide dilection. Le temps de chien fait naître ou s’associe naturellement au spleen. C’est alors, écrit-il, que "de longs corbillards, sans tambour ni musique défilent lentement dans mon âme, l'espoir vaincu pleure, et l'angoisse, atroce, despotique, sur mon crâne incliné plante son drapeau noir."
Tout est dit. Baudelaire est le plus souvent accablé par la vie. Il accepte résigné, la noirceur de son existence mais cela ne l'empêche pas de rêver d'horizons éblouissants, et de "champs lumineux et sereins" qu’il magnifie avec une évidente jubilation.
On comprend de facto, son attirance pour ce qu'il appela les paradis artificiels. Tout est bon pour tenter de s'évader du détestable quotidien en somme...

De tout cela, M. Compagnon ne parle guère hélas. Il préfère aborder le personnage à travers mille détails anecdotiques, souvent triviaux, tirés non de ses vers limpides qui résument si bien sa pensée, mais d’écrits fragmentaires ou d’opinions de contemporains plus ou moins bien intentionnés. L’intérêt de ce type de contribution est discutable.
On sait que Baudelaire fut largement incompris à son époque, et sa poésie plutôt méprisée. Aujourd’hui cela pourrait être pire encore eu égard au puritanisme qui censure la morale et la transforme en morne et insipide “éthique”, et à la correction politique qui vitrifie l’esprit critique.
M. Compagnon qui nous avait habitués à plus de liberté de ton et d’originalité, s’inscrit dans ce navrant courant de pensée. Il ne peut s’empêcher, à partir de brouillons que le poète n’aurait sans doute jamais publiés, de le présenter comme quelqu’un “d’hostile au progrès, à la démocratie, et à l’égalité, méprisant presque tous ses semblables et se méfiant des bons sentiments". Il en rajoute même en assénant au marteau pilon "qu'il ne pense pas beaucoup de bien ni des femmes, ni des enfants" et "qu'il est partisan de la peine de mort.” Pire que tout, il tente de l’excuser en “faisant valoir qu’il fut victime des préjugés de l’époque.”
C’est vraiment lui faire une vilaine insulte car il est clair que Baudelaire n’avait que faire des idées reçues et qu’il répugnait à toute pensée trop conforme !
Pareillement, lorsque M. Compagnon essaie d’en faire tantôt un sympathisant socialiste, tantôt un “anarchiste de droite”, il se trompe lourdement, car l’auteur des Fleurs du Mal l’affirma on ne peut plus clairement, dans l’ébauche de préface qu’il destinait à l’ouvrage: “Le poète n’est d’aucun parti. Autrement il serait un simple mortel.” Tant d’artistes pourraient s’inspirer de cette maxime…

Au total, l’ouvrage reste donc trop à distance de l’astre obscur dont il était supposé révéler les lumières, donnant de Baudelaire une image quelque peu erratique et approximative, très éloignée de l’essence poétique qui rayonne si intensément autour de son œuvre.
On pourrait déplorer entre autres le peu d’importance qu’il accorde au travail de critique de l’auteur des Fleurs du Mal. Mais on regrette pareillement que sa parenté avec d’autres artistes ne soit qu’effleurée. L’attirance pour les paradis artificiels qu'il partageait avec Edgar Poe ou Thomas de Quincey aurait pu donner lieu à de très intéressants développements. Les drogues firent naître beaucoup d’espérances et d’illusions chez quantité d’artistes mais le parcours de ces trois là fut à maints égards édifiant par sa richesse descriptive et sa sombre lucidité.
On ne peut que s'attrister que ne soit à aucun moment évoquée, l’influence qu’eut le poète sur nombre d’écrivains, de poètes ou de peintres, au premier rang desquels on trouve Odilon Redon (dont les "noirs" transcrivent à merveille le spleen baudelairien) ou Mallarmé (qui fut son digne héritier en matière d'idéal parnassien).
Enfin, s’il est indéniable que Baudelaire avait une opinion caricaturale, bien plus provocatrice que choquante, sur certains sujets “modernes” dont la démocratie et notamment sur la société américaine émergente qu’il qualifia de “barbarie éclairée au gaz”, il manifesta beaucoup de clairvoyance quant à l’évolution de l’art qu’il voyait basculer dans le mercantilisme et la médiocrité. Amoureux inconditionnel de la beauté, ce que devrait d’ailleurs être tout artiste, il se fendit de considérations abruptes qui retentissent avec force dans le désert culturel actuel: “Parce que le beau est toujours étonnant, il serait absurde de supposer que ce qui est étonnant est toujours beau.” Ou bien encore: “Si l’artiste abêtit le public, celui-ci le lui rend bien…

Fondamentalement, Baudelaire fut un incurable pessimiste, et il craignait non sans raison que ce qu’il est convenu d’appeler “le progrès”, ne fasse le lit de la décadence de l’esprit critique et de la passion du beau. Il faut bien reconnaître qu’il n’avait pas vraiment tort. Comme beaucoup de ceux qui essayèrent avec originalité et audace, d’ouvrir dans l’art de nouvelles voies, il fut vilipendé, incompris, attaqué, censuré. Il rirait en voyant aujourd’hui à l’inverse, les mêmes esprits étroits et moutonniers s’ébaudir devant des immondices et de vraies obscénités qualifiées d’œuvres d’art...
Les cris d’orfraie des ligues de vertu qui accueillirent le joyau des Fleurs du Mal lui firent sans doute très mal. Il tenta de les traiter avec cynisme et dédain, en déclarant dans un projet de préface : “Mon livre a pu faire du bien je ne m’en afflige pas. Il a pu faire du mal. Je ne m’en réjouis pas…
Il essaya de lever l’incompréhension dont il faisait l’objet en expliquant le sens de sa démarche poétique : “il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du mal..”, précisant avec humilité que son livre, “essentiellement inutile et absolument innocent, n’a pas d’autre but que de me divertir et d’exercer mon goût passionné pour l’obstacle.” En ce sens il rejoignait Malherbe pour qui un bon poète n’était "guère plus utile à l’État qu’un joueur de quilles”. Mais qu’importe après tout. Même le plus utilitariste des pragmatiques peut succomber au charme magnétique d’une poésie qui parle à l’âme...
Évidemment, cela ne calma pas vraiment son aigreur vis à vis des censeurs aux petits pieds qui portèrent l’affaire devant le Tribunal, et qui obtinrent des juges le retrait de certains poèmes. Du coup, sa rancœur ne fit que croître : “La France traverse une phase de vulgarité. Paris centre et rayonnement de bêtise universelle…
En définitive, il fut un peu tué par un monde auquel il était par nature étranger et dans lequel il ne voyait guère d'échappatoire heureuse. Après avoir beaucoup travaillé pour faire naître des créations poétiques sans égales, qui illuminent la langue française, et ayant perdu toute illusion, il se sentait épuisé, vidé, triste, mais plein d’une ineffable sérénité: “j’aspire à un repos absolu et à une nuit continue.../… Ne rien savoir, ne rien enseigner, ne rien vouloir, ne rien sentir, dormir et encore dormir, tel est aujourd’hui mon unique vœu…

27 juillet 2020

Black Peter


In memoriam Peter Green (1946-2020)


Il affectionnait la pénombre
Où l'acuité de son regard
N’abandonnait rien au hasard
Pour voir la beauté la plus sombre

Mais il craignait la foule en nombre
La gloire et le trop plein d’égard
Qui, le savait-il, tôt ou tard
Vous font lâcher la proie pour l’ombre

Alors, timide et vacillant
Mais l’esprit et les doigts agiles
Il s’abstint des choix trop faciles

Son génie fut un pur diamant
Mi-blues et mi-métaphysique
Toujours taillé pour la musique...

13 juin 2020

COVID-19 : Epilogue


Un vent plein de fraîcheur avait disséminé
Les pâles résidus imprégnés de poussière
Et de virus qui sur la nation tout entière
Déversaient leur malsaine odeur de confiné
 
L'avenir s’ouvre, tel un regard de noyé
Ramené à la vie, avide de lumière
Las mais si heureux quand relevant sa paupière
Il voit un jour nouveau dans le ciel déployé
 
Tout en se délivrant d'une lourde ankylose
Il se demande alors s'il s'agit de la fin
D'autres périls, noir, vert, jaune, rouge ou bien rose
 
Et l’œil bercé de bleu, s'il voit venir enfin
Sans peur d'être déçu l'espoir d'un nouveau monde
Que ce vent, messager de la Liberté, fonde...

25 avril 2020

Le Déclin des Astres

Tout est confus, tout est instable
En ce pathétique moment
Qui s'imprime comme un tourment
Sur nos pauvres fronts qu’il accable

L’avenir est indécidable
Dans le mortel confinement
Où s'effondre languissamment
Ce qu'on croyait inébranlable

Tandis que défilent des jours
Faits de stupeur et d’indolence
Naît une muette souffrance

Ponctuée d’impuissants discours
Elle évoque de vieux désastres
Et signe un lent déclin des astres.

16 avril 2020

Pandémie

D’un virus devenu soudain la plaie du Monde
Que dire et ne pas dire et que penser du mal
Qui échut à la Chine en ce jour automnal
Pour essaimer dès lors à l’image d’une onde ?

Sans doute ne faut-il rien y voir qui abonde
Telle croyance en Dieu ou dans le Capital
Ou dans la perfidie d’un diable libéral
Ni même dans le fait que la Terre soit ronde !

La pauvre a enduré cent fois par le passé
Ce type de fléau, d’orage épidémique
Mais pris de vanité, nous l’avions oublié

Et tandis qu’on suppute une issue théorique
Ou qu’on pense déjà tout révolutionner
La planète, aussi bleue, continue de tourner...

06 novembre 2019

Born To Be Blue


Bleu comme un infini splendide qui dans ses profondeurs, vire au noir. Bleu comme une blessure inguérissable qui étreint le cœur. Bleu comme la couleur d’un chant qui s’élève entre l’eau et le ciel, sublimant la tristesse en larmes brûlantes.
Il est des destinées fragiles et magiques comme ce bleu incandescent aussi cassant que le verre. Il est des vies qui se fracassent sur la dureté de l’existence.
Deux artistes se rejoignent dans ce magnifique et déroutant fatum. Quoique bien différents, ils ont un point commun: ils sont nés pour le bleu.

Chet Baker (1929-1988) fut une incarnation de ce mystère entêtant. Il vint au monde sous une bonne étoile qui lui conféra le talent et la beauté, mais il consuma ses dons dans un feu désastreux. Il en surgit des étincelles éblouissantes mais la fin semblait inscrite dans cet incendie dévorant.
Le film Born to be blue exalte cette carrière chaotique à partir d’une tranche de vie brève mais révélatrice. Sévèrement accroché aux paradis artificiels que l’opium et ses dérivés font entrevoir au détour de leurs dangereux sortilèges, il se trouva trop souvent entre up and down, et dans les pires moments fit de bien mauvaises rencontres. Il se retrouva ainsi la mâchoire et les dents fracturées après avoir contrarié quelque sinistre dealer. Quelle chute ce fut pour celui qui s’exprimait quasi exclusivement par la trompette !
Après des mois de lutte héroïque, s'il n'était plus physiquement qu'un ange déchu, il avait retrouvé toute son agilité technique et en profita même pour parfaire les aptitudes de sa voix et livrer quantité de blues inspirés. Hélas, cette mécanique qui atteignait à certains moments la perfection en matière de suavité et de volupté, se détraquait à d’autres, bien trop fréquents.
Il n’avait que 58 ans lorsque la chute fatale survint, dans la nuit d’Amsterdam. Il nous reste dans un clair obscur idéal, le souvenir de sa silhouette efflanquée, juchée sur un haut tabouret, nonchalamment courbée sur son instrument. Et des titres enchanteurs : my Funny Valentine, Summertime, Tenderly, All The Things You Are, Let’s get Lost…


De Nick Drake (1948-1974), il ne reste qu’une trentaine de chansons au bord de l’éternité. Et un parcours de moins de trente ans, comme celui des grands poètes romantiques anglais. On pense en effet à Keats ou à Shelley en écoutant les tendres mélopées en forme de rêveries qu’il chanta dans la solitude de sa chambre.
D’une nature timide il répugnait à se produire en public et fuyait tout ce qui ressemble à la gloire. Au point de s’enfermer dans une incurable mélancolie qui devait le mener à écourter plus ou moins volontairement son passage terrestre.
Il se dégage pourtant pour celui qui écoute ses chansons une impression indélébile, une sorte de subtile rémanence qui pénètre en douceur en soi et qui fait qu’on y revient toujours avec joie. Pink Moon reste le titre le plus accrocheur. Ritournelle primesautière et enjôleuse, elle ouvre dans l’album éponyme, une série de ballades recelant la pureté des blues les plus authentiques, âpres dialogues entre la voix et la guitare.
Ce dernier legs du chanteur fut précédé de deux albums non moins prégnants : Five leaves Left et Bryter Layter. Dans le premier, doux comme un velours, Drake distille avec sérénité l’émotion et la nostalgie, dans le second, il donna toute la mesure de son talent, entourant le phrasé frêle mais fluide de son chant d’une instrumentation plus riche et parfois de charmantes enluminures flûtées.
Malheureusement, après ces trois galettes enchantées, le charme s’est évanoui. Trop tôt sans doute mais il n’en fallait peut-être pas davantage pour creuser un sillon durable dans la postérité. Un merveilleux sillon bleu. D’un bleu si profond qu’on s’y noie sans crainte mais avec une délectation sans cesse renouvelée. N’est-ce pas là l’essentiel ?