26 juin 2006

Les hôpitaux sont-ils des escrocs ?

Il a suffi d'un scoop paru dans le Journal du Dimanche le 18 juin, suivi d'une campagne médiatique savamment orchestrée pour que le scandale éclate : les hôpitaux et les cliniques seraient des voleurs ! Au moins un sur cinq se seraient coupables de délits graves : « sur-facturation », "argent détourné", "tours de passe passe", "hospitalisations imaginaires", et même "escroquerie".

Qu'en est-il réellement, sachant que les accusations portent principalement sur certaines prises en charges ambulatoires, telles qu'on les pratique dans ce qu'il est convenu d'appeler les hôpitaux de jour ?

Il n'est pas inutile tout d'abord de rappeler que ces derniers ont été créés à l'initiative des Pouvoirs Publics, il y a plusieurs années pour permettre de regrouper certains examens, soins, ou même interventions chirurgicales sur une seule journée. Les avantages paraissent évidents : pour les médecins qui ont ainsi la possibilité de réaliser de manière synthétique et coordonnée le tour d'un problème de santé, pour les patients à qui l'on évite d'avoir à se déplacer plusieurs fois sans pour autant passer la moindre nuit à l'hôpital, pour les établissements qui n'ont pas besoin de maintenir d'équipes de nuit dans de telles unités, pour le système de santé enfin puisqu'on sait que le coût d'un séjour hospitalier est directement proportionnel à sa durée.

Il persiste toutefois un petit problème lié à la facturation de ces séjours un peu particuliers.
Et c'est bien là que le bât blesse.

La France, imitant les Etats-Unis, a mis en place dans les années 90 un dispositif au nom assez barbare, le PMSI (Programme de Médicalisation des Systèmes d'Information). Celui-ci est supposé simplifier la gestion économique des établissements de santé en fixant les tarifs des hospitalisations de manière forfaitaire. Dans ce système, ce ne sont plus les prestations ou les journées qui sont tarifées mais les séjours eux-mêmes. A partir du codage des affections et des soins prodigués un programme informatique savant est chargé de les grouper en fonction de similitudes médico-économiques.
On obtient ainsi des Groupes Homogènes de Séjours (GHS) dont il suffit ensuite de déterminer la référence tarifaire à partir des coûts moyens observés dans quelques établissements de référence. A ce jour, environ 700 GHS sont ainsi supposés décrire au plan économique, l'ensemble des hospitalisations réalisées dans les hôpitaux et cliniques français.

Ce dispositif convient assez bien à la description des séjours d'hospitalisation complète pour lesquels il serait bien compliqué de colliger un à un, tous les actes, honoraires et autres sources de dépenses. Surtout, la rémunération forfaitaire, basée sur une moyenne idéale, est censée participer à la maîtrise des coûts puisqu'elle ignore purement et simplement les prestations superflues et les durées de séjour excessives, par rapport au Gold Standard.

Elle s'avère en revanche mal adaptée pour décrire l'activité ambulatoire (les Américains, plus pragmatiques que nous, se sont d'ailleurs bien gardés de l'appliquer à ce secteur d'activité). Les prises en charges sont en effet beaucoup trop variables et aléatoires pour être décrites par quelques dizaines de références tarifaires. Le système peut même devenir carrément pervers si le prix réel des prestations est inférieur à celui du GHS de référence, car il n'existe en la matière aucune règle claire et incontestable précisant ce qui doit être facturé à la prestation et ce qui peut faire l'objet d'un forfait.

C'est en quelque sorte cette perversion que la CNAMTS tente aujourd'hui de faire payer aux établissements de soins. Elle fait mine de découvrir les insuffisances d'un système qu'elle a contribué avec le Ministère à promouvoir et s'émeut aujourd'hui de pratiques avalisées par l'usage, qui ne posaient aucun problème au bon vieux temps de la gestion au « Budget Global ». Les exemples sont nombreux de prises en charges ainsi effectuées depuis des lustres en hôpital de jour : suivis itératifs d'affections chroniques, saignées, transfusions, chimiothérapies, surveillances obstétricales... Il faut souligner que la plupart requièrent pour être effectuées dans de bonnes conditions, des unités spécialement équipées, dotées d'un environnement médicalisé (médecins, infirmières), et obéissant à des normes et des protocoles toujours plus nombreux, toujours plus rigoureux « d'assurance qualité ».

Pourtant aujourd'hui, la CNAMTS, de manière unilatérale, décrète qu'il s'agit d'abus au motif que les tarifs des GHS s'avèrent dans certains cas, supérieurs à la somme de ceux des prestations isolées !

La pilule est un peu grosse à avaler. Passe encore qu'on propose l'évolution d'un système, qu'on discute de tel ou tel cas de figure, mais accuser du jour au lendemain les gens de pratiques délictueuses, voilà qui est un peu fort. Surtout dans un jeu aux règles aussi floues, tarabiscotées et changeantes que la Tarification à l'Activité (T2A).

Les organismes responsables de la gestion de la santé en France sont en la matière loin d'être au dessus de tout reproche.
Il y a moins d'un an, ils furent sévèrement tancés par l'Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS), et par celle des finances (IGF) pour leur « gestion hasardeuse » de la Tarification à l'Activité (T2A) et l'élaboration « opaque » des tarifs. Un moratoire fut même proposé. Dernièrement la Cour des comptes confirma en les amplifiant ces critiques. Peut-on encore, lorsqu'on est ainsi montré du doigt, donner des leçons de vertu aux autres ?
Rappelons également qu'il y a 2 ans les Pouvoirs Publics changeaient tout bonnement et sans prévenir, selon leur bonne vieille habitude, la définition de l'activité ambulatoire, en y incluant les séjours avec une nuit passée à l'hôpital ! Il faut savoir que ce torve tripatouillage, outre qu'il galvaude une notion fondamentale en santé publique, équivaut tout simplement à ne pas payer les personnels travaillant la nuit ! Est-ce bien honnête ?

Aujourd'hui, l'Administration Centrale est à ce point dépassée par l'engin infernal qu'elle a elle-même mis en place, qu'elle en vient pour tenter d'en contenir la folle inflation, à imposer aux établissements de santé la mise en oeuvre d'ahurissants « Objectifs Quantifiés » quinquennaux d'activité ! Mais comment faire encore confiance à des Tutelles qui proposent désormais d'appliquer au domaine de la santé, des recettes calquées sur celles qui ruinèrent toute l'agriculture en Union Soviétique ?

Espérons que nos brillants organismes de contrôle sauront faire entendre raison à un système qui semble perdre complètement les pédales. Espérons encore que le bon sens prévaudra un jour dans notre pays qui aime tant les beaux jardins bien ordonnés.

Pour terminer, je ne peux m'empêcher de citer tant elle est touchante de naïveté et de douce illusion, la réaction offusquée de la Fédération Hospitalière de France (FHF) face à ce tohu-bohu: « Le service public hospitalier est à but non lucratif, donc incompatible avec cette accusation de détournement ». Elémentaire mon cher Watson !
INDEX-PROPOS

16 juin 2006

Du fédéralisme et de ses bienfaits

Il me plaît aujourd'hui de vanter les mérites du fédéralisme, si peu en vogue en France, tout particulièrement lorsqu'il s'agit d'imaginer le fonctionnement des institutions européennes.
Pourtant ce mode d'organisation, qui trouve ses origines dans le monde antique a maintes fois apporté les preuves de son éclatante efficacité et de son inusable modernité.
Parmi quantité d'avantages, le fédéralisme oblige les responsables publics à rendre des comptes à leur population, suscite la participation des citoyens et favorise la responsabilité civique en permettant aux collectivités territoriales de concevoir et gérer le cadre de la vie locale.
Il n'est pas nécessaire de remonter jusqu'aux cités grecques de la ligue de Délos, pour faire la démonstration des vertus du fédéralisme.
Les contributions de nombreux penseurs et philosophes parmi les plus visionnaires, devraient inviter à y réfléchir sérieusement.
Immanuel Kant tout d'abord, qui dans son étincelant essai sur la Paix perpétuelle faisait un songe étonnant préfigurant l'ONU et probablement au delà, un nouvel ordre mondial : « Si par bonheur un peuple puissant et éclairé en vient à former une république (qui par nature doit tendre vers la paix perpétuelle), alors celle-ci constituera le centre d’une association fédérale pour d’autres états, les invitant à se rallier à lui afin d’assurer de la sorte l’état de liberté des Etats conforme à l’idée du droit des gens. »
Ou encore Tocqueville, de retour des Etats-Unis, qui concluait que "parmi les trois choses semblant concourir plus que toutes les autres au maintien de la république démocratique dans le nouveau monde", la première était : "la forme fédérale que les Américains ont adoptée, et qui permet à l’Union de jouir de la puissance d’une grande république et de la sécurité d’une petite." La stabilité exceptionnelle de la Démocratie américaine confirme cette opinion, tout comme les résultats remarquables obtenus à une moindre échelle et plus près de nous par l'Allemagne ou la Suisse.
Il serait possible aussi bien d'évoquer la noble figure d'Ernst Jünger, européen convaincu, meurtri par le terrible déchirement de 14-18 et qui aspirait à travers l'ensemble de son oeuvre à l'avènement d'un Etat Universel, gage de stabilité et de paix.
Ou enfin, le souvenir d'Aristide Briand, l'un des rares hommes d'états qui ait cherché chez nous à promouvoir cette forme de gouvernement, ce qui aurait pu permettre de faire l'économie du second conflit mondial...

Alors pourquoi nos hommes politiques restent-ils si désespérement cramponnés à de vieilles lunes idéologiques ? Qu'ils soient de droite ou de gauche, pas un, hormis peut-être Alain Madelin, n'ose même en évoquer l'idée. Les plus rétrogrades ne voient pas plus loin que la nation souveraine; les plus audacieux suggèrent à grand peine et sans conviction un concert étrange d'états-nations...

Pour prolonger l'idée de Kant, si l'Europe se constituait en fédération elle pourrait en s'alliant avec celles d'Amérique du Nord, apporter au monde un concept novateur : celui d'une fédération de fédérations, au service de la Liberté et du progrès !
Mais pour tendre vers ce rêve, il faudrait évidemment que le coq gaulois accepte de renoncer à son arrogance et à son orgueil et qu'il ravale une fois pour toute le fiel anti-américain qu'il crache en toute occasion sur ses meilleurs amis...

14 juin 2006

Le secret de Brokeback mountain

INDEX-CINEMA
Il est difficile d'être parfaitement objectif au sujet d'un film entouré d'un déluge d'éloges, de la part des critiques aussi bien que des spectateurs. D'autant qu'il traite d'un sujet délicat avec ce qu'il faut de tact et de bienséance (on dirait aussi de correction politique). Un tel phénomène s'était déjà produit avec la Liste de Schindler de Spielberg ou bien avec Le Pianiste de Polanski.
Ici on aurait donc mauvaise grâce de vilipender une oeuvre bien faite, bien jouée - on retrouve Jake Gyllenhaal, l'acteur qui monte - bien filmée - chacun s'ébaudit des magnifiques et sauvages panoramas du Wyoming . Mais on reste sur sa faim car cette belle histoire paraît un peu trop fabriquée "sur mesure" pour les besoins de la cause. Comme si le réalisateur Ang Lee en cherchait manifestement une pour asseoir une réputation de grand cinéaste.
Il l'a sans doute trouvée et c'est tant mieux pour lui. Cela ne suffit toutefois pas pour faire un chef d'oeuvre impérissable.
Il y a trop d'artificialité dans cette relation particulière entre deux hommes, et pas assez d'émotion. On voudrait bien comprendre quelle est cette force étrange et irrésistible qui les rapproche, mais à aucun moment on y parvient vraiment. Et puis autour d'eux, le monde et les êtres vivants paraissent trop inconsistants, trop effacés, presque méprisables. On a le sentiment d'assister à un duo égocentrique un peu vain, ni très charnel, ni très spirituel, dont on prévoit trop l'échec, hélas assez médiocre au bout du chemin.
Autrement dit, c'est formellement irréprochable mais le fond manque singulièrement de densité, ou tout simplement de sincérité.

North Country (L'affaire Josey Aimes)

Dans le Minnesota, on ne plaisante pas avec les vérités premières, du style : "Le travail à la mine c'est pas pour les femmes."
C'est avec ce genre de truisme lourd comme du plomb que la gent masculine fit longtemps subir toutes sortes de vexations, d'humiliations et de vulgarités aux collègues du sexe opposé, dans les chantiers d'extraction du minerai de fer d'Amérique du nord, et probablement hélas ailleurs.
Jusqu'au jour où vint se mettre en travers de l'ordre établi, une femme à la fois belle et courageuse, bien décidée à tenir tête à ce déferlement irrationnel de bêtise et de machisme.
Charlize Theron incarne magistralement cette héroïne d'un drame rendu silencieux par la lâcheté et la peur, face à ceux qui détiennent le pouvoir et qui en abusent outrageusement.
La réalisatrice Niki Caro ne lésine pas sur la noirceur du tableau, mais elle ne fait pas de prosélytisme féministe et surtout ne s'en tient pas au désespoir morbide d'un film comme Magdalene sisters. Au contraire, elle nous montre des êtres qui ont une âme, formant hélas une humanité dévoyée, mais encore capable de se régénerer. A part quelques brutes incurables, chaque protagoniste porte un espoir qui ne demande qu'à s'exprimer et comme dans tout bon film américain la morale finit par triompher.
Le film est assez long (126 min) mais l'attention ne faiblit pas, l'émotion non plus. La mise en scène est sobre, certaines scènes sont très fortes, et les acteurs donnent le meilleur d'eux-mêmes. Seule Sissi Spacek paraît un peu en retrait.
INDEX-CINEMA

I'm a bluesman (Johnny Winter)

INDEX-MUSIQUE Ça tourne comme un vieux moulin réglé avec amour. Ça vrombit comme une antique et souple Oldsmobile sur une route poussiéreuse du Sud, saturée de soleil et de solitude. Quelque chose comme un éternel et limpide retour. Comme la quête cadencée d'un karma incandescent caché derrière des horizons lointains. La voix n'a plus la rudesse du bois brut et les ahanements de bûcheron ne sont plus que des feulements pincés. Mais on y perçoit les fêlures de la vie, qui palpitent subtilement comme les arômes indicibles d'un Bourbon hors d'âge. Les stridences métalliques de la guitare ont laissé la place à des riffs assagis, à des slides pathétiques mais il y a encore du jus et croyez-moi, ce n'est pas de la petite bière. Ça chatouille le gosier à la manière d'une décoction de cactus. Le Blues ne meurt jamais. Il est comme le sang, il est la vie. Il chauffe au fond du cœur et monte en frissonnant comme une vigoureuse et ensorcelante caresse. So long Johnny.... Be good !

Magic Time (Van Morrison)

INDEX-MUSIQUE Van Morrison a réussi le tour de force d'accommoder ses racines celtiques avec l'univers "southern" du Blues et du Jazz. Cela donne de subtils mais intenses arômes qu'on ne se lasse pas de déguster à chaque étape de sa prolifique carrière. On y perçoit les réminiscences de pubs noyés dans les odeurs épicées de tabac, qui traversent la nuit en s'égaillant au gré des vapeurs enivrantes de Guinness et de whiskey . On y trouve la poésie du vent sauvage qui fouette la lande et les bruyères en se chargeant des parfums telluriques arrachés à l'humus. Tout cela fait merveille pour exprimer les bleus à l'âme, et répond en écho au chant des Noirs qui scandaient sans repos leur détresse en cueillant le coton. Je dirais même plus, ça le transcende et ça le régénère. Avec cet album, voici un nouvel échantillon de cette alchimie unique. Les aficionados retrouveront sans nul doute la touche qui les ravit. Par exemple dès le premier morceau "Stranded" , qui s'abandonne dans cette sorte d'extase languide, mélange de voix chaude et déchirante de l'Irlandais et des sinuosités éthérées s'exhalant des saxophone, piano, guitare. Suivent d'autres perles du même filon : Celtic New Year, Just Like Greta, Gypsy in my soul, Magic Time... Au passage on signale un détour jazzy avec Lonely And Blue, hommage au fameux duo Razaf-Waller, magnifié à sa manière autrefois par Louis Armstrong (Black and Blue). Enfin un clin d'oeil brillant et enjoué à Franck Sinatra (This Love of Mine). En définitive un superbe disque, serein et apaisant, dont on aimerait faire de certaines paroles, une règle de vie : "Keep Mediocrity at Bay".

Le mythe de Sisyphe (Albert Camus)


Ça commence par une évidence abrupte : "Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide."
Si ce nouvel "impératif catégorique" est impressionnant, voire terrifiant, à bien y réfléchir, ouvrir son propos par une telle sentence-couperet c'est aussi courir le risque de s'enfermer d'emblée dans une logique trop étroite. Et dans le cas présent l'objectif étant de traiter de l'absurde, ça devient quasi inéluctable, tant le propre de ce concept, c'est d'être infailliblement circonscrit.
L'absurde se contient en effet lui même, et de fait, il tourne en rond, un peu comme le supplice de Sisyphe auquel l'ouvrage fait référence...

Dans son ardeur juvénile, et avec une indéniable verve littéraire, Camus nous fournit de belles envolées sur l'absurdité du monde, sur la liberté absurde, sur l'homme absurde, sur la création absurde, mais il ne donne guère de clé pour avancer, ou plus prosaïquement pour sortir du sentiment de l'absurde.
Alors qu'il distingue à juste titre ce dernier de la notion de l'absurde, il semble d'ailleurs curieusement confondre les deux par la suite en affirmant par exemple qu'"il ne peut y avoir d'absurde en dehors d'un esprit humain" ou bien que "l'absurde naît de la confrontation de l'appel humain avec le silence déraisonnable du monde".
Or qu'y a-t-il de plus absurde au sens premier du terme, qu'un univers sans conscience, donc sans "appel humain" ? En revanche, l'univers pensant, dans lequel apparaît le sentiment de l'absurde, est-il encore absurde ?
Il me revient à cet instant la formule magnifique de Schelling - qui fonda dit-on l'existentalisme - et qui en l'occurrence pourrait servir de réponse : "A travers l'homme, la nature ouvre les yeux et s'aperçoit qu'elle existe."
Il est tentant d'en déduire que le fait dêtre capable de s'interroger sur son existence n'est pas en soi absurde. En revanche, ce qui en donne le sentiment, c'est l'impossibilité d'apporter quelque réponse intelligible, et c'est la connaissance qu'on acquiert de la finitude de la vie (au passage on pourrait toutefois inférer qu'une existence matérielle éternelle serait dans un tel contexte, bien plus absurde encore).
Dans cette optique, la condition humaine avec son mystère et sa précarité, paraît plus tragique qu'absurde, et Camus, en dépit de ses précautions liminaires, traite davantage du sentiment de l'absurde que de l'absurde lui-même.

Il convoque à l'appui de son brillant discours, tous les grands maîtres qui se sont confrontés avant lui au problème : Kierkegaard, Dostoïevski, Chestov, Jaspers, et naturellement Kafka ou même Don Juan. Mais il ne soulève en définitive, même avec leur aide, que de la poussière. Tant qu'elle est suspendue dans l'indécidabilité poétique elle paraît brillante mais quand elle retombe elle prend souvent l'apparence de truismes : "l'effet absurde est lié à un excès de logique", "Au bout de tout cela, malgré tout est la mort, nous le savons. Nous savons aussi qu'elle termine tout.", "Il vient toujours un temps où il faut choisir entre la contemplation et l'action", "Il faut vivre avec le temps et mourir avec lui ou s'y soustraire pour une plus grande vie.", "Toutes les gloires sont ephémères", "la joie absurde par excellence c'est la création", "le comédien nous l'a appris il n'y a pas de différence entre le paraître et l'être", "l'ouvrier d'aujourd'hui travaille tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde", "Tous les spécialistes de la passion nous l'apprennent, il n'y a d'amour éternel que contrarié", "Les tristes ont deux raisons de l'être : ils ignorent ou ils espèrent".
Dans ce florilège il faut reconnaître que certains aphorismes sont pertinents et très actuels : "S'il fallait écrire la seule histoire significative de la pensée humaine, il faudrait faire celle de ses repentirs successifs et de ses impuissances", "Méfiez vous de ceux qui disent : ceci je le sais trop pour pouvoir l'exprimer, car s'ils ne le peuvent c'est qu'ils ne le savent pas ou que par paresse, ils se sont arrêtés à l'écorce".

Reste que rendu au terme de son propos, Camus se trouve obligé d'apporter au moins l'esquisse d'une réponse à la problématique qu'il a posée de manière si provocatrice en introduction.
Mais on sent bien qu'il peine à se dégager de l'impasse intellectuelle dans laquelle il s'est en quelque sorte claquemuré lui-même.
Il paraît dans un premier temps assez séduit par l'idée de "suicide logique" développée par Dostoïevski : le suicidant décide de mourir de manière raisonnée, "parce que c'est son idée", pour punir en quelque sorte la nature de l'avoir fait naître pour souffrir. D'une certaine manière il la condamne à être anéantie avec lui.
Dommage d'ailleurs qu'à cette occasion il ne développe pas un peu plus cette notion en sortant par exemple de la problématique individuelle pour s'attacher à une vision plus collective des choses. Non pas pour envisager le suicide collectif, par trop caricatural et inepte, mais plutôt une alternative douce et réfléchie. En l'occurence, le vrai pied de nez que l'Humanité pourrait faire à la Nature serait de cesser de se reproduire jusqu'à l'extinction complète de l'espèce... Le Monde serait ainsi rendu à son absurdité fondamentale et toutes les souffrances, toutes les angoisses seraient dans le même temps abolies.
Finalement, l'auteur opte pour la solution kafkaïenne qui consiste à faire, en désespoir de cause, le choix de vivre, en acquittant "ce monde hideux et bouleversant où les taupes elles-mêmes se mêlent d'espérer."
Il va même beaucoup plus loin. Surmontant tout à coup le froid pessimisme qui règnait à chaque page de l'essai, il termine par une pirouette optimiste que Don Juan lui-même n'aurait pas désavouée. Comme s'il fallait désormais en finir au plus vite avant de passer à autre chose, il lance narquois : "Il faut imaginer Sisyphe heureux."
C'est percutant mais, sauf le respect qu'on doit au grand écrivain qu'il était en train de devenir, on a tout de même envie de lui dire : un peu court jeune homme...
INDEX-LECTURE

Ecrits personnels (Ronald Reagan)

Comme beaucoup de présidents américains, Ronald Reagan fut jugé sévèrement et souvent fort injustement. De brillants esprits insistèrent pesamment sur son inculture, sur le simplisme de ses idées, et sur sa qualité d'acteur de " série B ".
En réalité, avant de parvenir à la tête de l'Etat, c'était un homme très expérimenté. Il avait dirigé durant de nombreuses années le syndicat des acteurs, et les témoignages de cette époque sont nombreux pour vanter son sens de l'équité et des responsabilités. Surtout, il fut élu et réélu gouverneur de Californie, l'un des états les plus progressistes et modernes des USA.
Lorsqu'il succéda à Jimmy Carter, l'Amérique était dans un situation de crise morale et économique telle, que beaucoup d'experts considéraient " le déclin américain " comme un fait acquis.
Grâce à des convictions chevillées au cœur, un charisme extraordinaire, et une grande habileté dans le choix de ses collaborateurs, il fut à l'origine non seulement du spectaculaire redressement de son pays, mais encore d'une transfiguration mondiale dont quantité de pays ont profité.
Ce livre présente des textes courts et incisifs, qu'il écrivit dans les années 70, pour les présenter au cours d'émissions radiophoniques. A condition de ne pas avoir de parti pris, ils se révèlent palpitants, jamais sentencieux ni pédants. On y pressent ses actions à venir et ils témoignent de l'intense travail intellectuel, foisonnant d'idées neuves, qui précéda son entrée en campagne électorale.
L'ouvrage se termine par son ultime allocution, où il annonça en termes poignants sa maladie, tout en livrant à qui veut bien l'entendre, un vibrant message d'espoir.

La face cachée du 11 septembre (Eric Laurent)


Eric Laurent s'est fait une spécialité - ni très risquée ni très originale en France - de dénigrer George W. Bush et son administration. Pour parvenir à son but rien ne l'arrête. Dans ce livre il cherche à nous convaincre que tout s'est passé « comme si » les dirigeants américains avaient appelé de leurs vœux la survenue des atroces attentats du 11 septembre.
Après nous avoir si je me souviens bien, quasiment démontré dans une « enquête » précédente que Ben Laden était un ami de la famille Bush, il nous affirme aujourd'hui que les massacres commis par Al Quaeda avaient été ni plus ni moins « annoncés » par les Talibans eux-mêmes, aux services secrets américains...
Ben voyons ! Il est tellement facile de reconstituer les choses après coup pour construire un réquisitoire à la mesure de ce qu'on cherche à démontrer !
S'il est vrai que les terroristes se répandent fréquemment en annonces tonitruantes sur les calamités qu'ils promettent à leurs ennemis, bien malin celui qui pourrait en déduire avec précision la nature des exactions qu'ils s'apprêtent à commettre ! C'est une chose d'être averti d'un danger potentiel, c'en est une autre de prévenir une catastrophe. Mr Laurent aurait été infiniment plus inspiré (et utile) s'il avait rendu publiques ses fines et perspicaces questions et suggestions... avant les attentats.
Car des négligences, c'est clair qu'il y en eut. Mais on n'a pas besoin de lui pour en être convaincu. Elles sont relatées par le détail et sans complaisance dans le rapport de la commission d'enquête américaine chargée d'élucider les causes du 11 septembre. Faire en la circonstance, de George W. Bush l'unique bouc émissaire est malhonnête. L'administration Clinton porte à l'évidence une responsabilité plus lourde encore.
Cela dit, il faut admirer la tranquille bonhomie et la kolossale finesse d'analyse avec lesquelles Mr Laurent énonce ses énormités. La duplicité des services secrets israéliens par exemple : leurs sbires seraient selon lui assez fins pour avoir été informés des attentats, mais assez stupides pour danser sur le toit de leur van en allumant des briquets comme dans un concert rock pendant l'effondrement des tours !
De par ma chandelle verte comme dirait Père Ubu ! Avec Eric Laurent, il n'y a pas besoin de champignons hallucinogènes !
Et le gigantesque délit d'initié qu'il suggère, il est subtil comme une partouze d'hippopotames ! Puisque les transactions financières marchaient à plein régime avant et pendant les attentats, tout le gratin du monde économique était donc au courant du drame qui se préparait. Mais ils devaient être vraiment bas de plafond pour acheter massivement des actions juste avant une aussi certaine dégringolade...
Enfin, l'histoire des chasseurs F15, qui auraient eu « largement le temps » de neutraliser les avions suicides, c'est la cerise sur le gâteau. Non seulement Mr Laurent insinue qu'on a freiné en connaissance de cause ces jets, mais il sous-entend en quelque sorte qu'il serait pour lui, naturel d'abattre un avion civil au moindre doute...
Pourtant, si tel avait été le cas, qu'aurait-il dit de cette initiative, en apprenant qu'il n'y avait aucune arme à bord !
En vérité, les accusations effrayantes portées dans cet ouvrage, faute de preuves et faute du réel courage d'aller jusqu'au bout du raisonnement, ne s'apparentent qu'à un tissu d'insanités négationnistes. Car enfin toutes ces machinations incroyables dont serait coupable l'Administration Bush, pour aboutir en Afghanistan à rouvrir des cinémas et des écoles et organiser des élections libres, ça dépasse l'entendement...

Le sourire du Tao (Lawrence Durrell)

Il y a dans l'écriture de Lawrence Durrell quelque chose d'indicible. Son style est léger, presque aérien, sans jamais être superficiel pour autant. Il donne l'impression de vagabonder de manière intemporelle au travers des passions humaines et des grandes interrogations de l'existence. Mais le ton est toujours juste et le style magnifiquement simple tant son élaboration est maîtrisée. Son domaine de prédilection fut la Méditerranée, ce qui n'est pas banal pour un Anglais, dont l'enfance se déroula en Inde...
Pourtant, peu d'écrivains ont rendu avec autant de talent et de grâce l'essence de l'esprit méridional. De la Grèce à la Provence, il a tout compris et son oeuvre est comme une sorte de voyage initiatique au dessus de ce qui reste le berceau ensoleillé de l'Humanité.
Avec ce petit livre il fait toutefois une incursion dans la philosophie asiatique et révèle en fait un tempérament porté vers l'universel. A partir d'une minuscule anecdote, un week-end passé dans sa maison de Sommières dans le Gard, en compagnie d'un malicieux ami chinois, Jolan Chang, il dévoile un peu du subtil mystère du panthéisme bouddhique.
D'emblée le ton est donné : "Le mot Tao évoque pour moi différentes attitudes (toute vérité étant relative), un état de disponibilité totale et de total abandon, une conscience totale, exhaustive et sans réserve de cet instant ou la certitude pointe le nez, tel un poisson au bout de l'hameçon. C'est alors que l'esprit est en parfait accord avec la grande métaphore du monde - celle du TAO."
Qu'on se rassure, il n'y a rien de dogmatique ni d'ésotérique dans cette aperçu de la philosophie orientale. Même si ces divagations intellectuelles tournent autour d'un texte quelque peu énigmatique, le Tao-tö king, rien n'empêche qu'on y parle de cuisine chinoise et que le temps soit émaillé "de nombreuses parties de rigolades". Car comme le dit Durrell non sans admiration, "il conduisait sa vie d'une main légère, mon ami taoïste."

Dans la seconde partie de cet ouvrage, l'écrivain raconte comment il rencontra par le plus grand des hasards une femme envoûtante, au regard "tantrique", pareil au bleu saphir de l'étoile polaire. Et comment il découvrit qu'il avait conçu étrangement un projet identique à celui qu'elle souhaitait entreprendre : se rendre en Italie, dans la région du lac Orta, pour remonter le souvenir énigmatique de la passion amoureuse qui lia Nietzsche à Lou Andreas-Salomé.
Cette courte escapade avec celle qu'il nomma Véga, fut parfaite : "pas une seule fausse note, pas un faux sentiment qui ne brisât ni flétrît ce calme et ce bien-être d'un frère et d'une soeur réunis sur les bords du lac Zarathoustra."
Et c'est en admirant les yeux magnifiques de Véga qu'il comprit tout le tragique du karma du philosophe allemand. Il comprit que même en étant doté d'une intelligence aigue, il s'était donné des tâches trop insurmontables : Déclarer « au nom d'Héraclite et des anciens Grecs », la guerre à Dieu et au christianisme, refuser d'autre part tout ce qui rappelait de près ou de loin la figure de commandeur et les idées de son propre père et cristalliser enfin son difficile rapport à l'Art en niant purement et simplement Wagner.
Pourtant, selon Durrell, au delà de ces combats surhumains, Nietzche aspirait à la sérénité, à la « simultanéité éternelle », au « maintenant incandescent ».
Peut-être en définitive, pensait-il trouver en Lou, "le Regard, le regard serein du Tao qui renferme en ses profondeurs tout le sel de l'humour et de l'ironie complice", dont il semblait pour sa part si dépourvu.
Pourquoi Lou refusa ses avances, voilà qui reste inexpliqué. Mais ce faisant, tout porte à croire en revanche, qu'elle le privait de cet espoir et qu'elle le condamnait, inconsciemment sans doute, à la folie...