Malgré un casting impressionnant, le réalisateur Emilio Estevez ne parvient à faire de ce prétentieux long métrage, qu'un pâle et inodore navet. Censé mettre en scène le dernier jour de la vie du sénateur Robert Kennedy, il s'éparpille durant près de 2 heures, en vains conciliabules au sein des habitants de l'hôtel où le candidat à la primaire démocrate, doit tenir une réunion politique le soir même. Aucun personnage n'accroche l'attention, et leurs minuscules problèmes n'éveillent pas le moindre intérêt. Quant à Kennedy lui-même, on ne fait que l'entrevoir par instants, à partir de scènes de foules filmées à l'époque. On l'entend également, débiter quelques phrases plutôt creuses et démagogiques, notamment sur la guerre du Vietnam, que son frère avait entreprise quelques années auparavant... Bref, ce tragique jour de juin 1968 s'enlise dans les sermons bien pensants et la guimauve « progressiste ». Il n'y a aucune analyse de ces évènements, aucun recul sur leur signification. Et c'est dans cette ambiance molle et alanguie, que le meurtre surgit comme une gifle, ramenant brutalement ce microcosme nombriliste à la réalité du monde.
30 juillet 2007
Le voile des illusions
Il faut une certaine patience pour suivre cet éprouvante et mélodramatique rédemption tant elle est bridée par une froide pudeur et tant elle charrie de préjugés masochistes. Mais le jeu très sobre et subtil des acteurs, l'impeccable reconstitution historique, en font un spectacle digne de cet effort.
Le parfum
Au spectacle de ce diabolique parfumeur qui s'échine à extraire l'essence des femmes pour en distiller le parfum absolu, on songe évidemment au docteur Frankenstein qui voulut bâtir l'Homme idéal à partir d'un chimérique assemblage de cadavres. Dans les deux cas le rêve fou se transforme en descente aux enfers et c'est la tristesse et la désolation qui s'imposent en lieu et place de l'amour et de la beauté.
Les aventures de Jean-Baptiste Grenouille, issues de l'imagination tordue du romancier Süsskind, paraissent toutefois sordides face au désespoir prométhéen de Frankenstein, et ses bricolages monstrueux tiennent davantage de la lubie d'un serial killer sans état d'âme que d'un grand dessein romantique.
Même si la réalisation léchée du film peut opérer une certaine séduction, il est impossible d'adhérer à cette sorte de macabre passion. En fait de divine fragrance, on perçoit surtout les pestilentiels remugles qui émanent de l'univers miasmatique dans lequel évoluent des personnages falots et antipathiques. L'histoire très statique, traîne en longueur. Et lorsqu'elle s'achève, dans une grotesque transe orgiaque, on ressent avant tout un immense écoeurement.
26 juillet 2007
Like a rolling stone
On vit au cours de gigantesques rassemblements estivaux toute une jeunesse hirsute et bigarrée s'abandonner avec insouciance à une extase collective, une sorte de féerique carpe diem semblant ne jamais vouloir finir. « Trois jours d'amour et de musique » promettaient les organisateurs du festival de Woodstock...
Mais si les papys ont encore du jus, peuvent-ils ranimer la flamme ?
L'Histoire passe rarement deux fois les mêmes plats. Après que l'esprit du temps se soit enfui, il ne reste que son empreinte un peu défraîchie. C'est sympathique mais désuet comme tout ce qui a vécu tout en se vidant de sa substance.
Mais la relève est là. Amy Winehouse, avec son allure déjantée et sa belle voix meurtrie s'empare de la musique soul. Paolo Nutini, âgé d'à peine 20 ans, James Morrison de 2 ans son aîné, réinventent la ballade dans le genre éraillé.
Sauront-ils créer de nouvelles formes d'expression pour s'élever au dessus du statut d'épigones ?
En 1967 à Monterey éclatait dans toute sa splendeur le génie impétueux de Jimi Hendrix. Malheureusement il fut météorique. Ses frasques, débordant de vitalité, d'exubérance et d'inventivité se consumèrent en quelques années comme un panache incandescent, brûlant jusqu'à son coeur cristallin de comète.
Il périt dans les flammes de la passion comme sa guitare, sacrifiée à la fin du concert. Ce jour là, il avait montré à la fois la vigueur et la richesse de son infaillible sens de l'improvisation, mais aussi révélé qu'une indicible grâce l'habitait. En réinterprétant Like a Rolling Stone de Bob Dylan, il le transcenda littéralement. Quarante ans après, ces instants capturés par la caméra de D.A. Pennebaker n'ont rien perdu de leur force suggestive. Cette seule prestation suffirait à la gloire de l'artiste tant elle est intense, brillante et légère à la fois. A la manière d'un djinn : « de ses doigts en vibrant s'échappe la guitare ». On pourrait ajouter, « et son âme... »
19 juillet 2007
Eloge de la promenade
La plupart des joggeurs semblent pressés. Ils courent sans but ni raison. Ils ne regardent généralement pas le paysage autour d'eux et souvent même isolent leurs oreilles des bruits du monde avec d'horribles casques à musique. Sur le sujet, je rejoins volontiers Alain Finkielkraut lorsqu'il évoque sans indulgence les très médiatisées trépidations sportives du président de la République et du premier ministre. Comme lui je serais presque tenté de préférer encore les promenades de François Mitterrand. Hélas, la nuée de journalistes de badauds et de courtisans entourant l'ascension de la Roche de Solutré en faisait quelque chose ressemblant davantage à une kermesse ou une étape du tour de France qu'à une tranquille déambulation spirituelle...
Les exemples illustrant les vertus de la marche sur l'intellect et la réflexion sont nombreux, d'Aristote à Kant, en passant par Rousseau. Les peintres également trouvent souvent l'inspiration au cours de leur pérégrinations sur le motif. On connaît le fameux tableau intitulé « Bonjour Mr Courbet » qui vaut mieux qu'un long discours.
Pour ma part, lorsque je me promène ainsi, le paysage se confond souvent parfois ma tête avec ceux du peintre anglais John Constable.
Ces panoramas tranquilles, sis dans une paisible quiétude, s'apprécient comme de beaux fruits pleins de saveur. « Rondeur des jours », disait Giono...
On peut y sentir l'odeur de la terre et de l'herbe après la pluie. On peut y percevoir les promesses de jours sereins derrière les nuages illuminés. Ou pourrait même tenter d'y déchiffrer quelques uns des mystères de la Nature tant elle semble s'ouvrir à l'entendement sous le pinceau de l'artiste.
Constable voulait faire de l'art une science capable de nous aider à mieux comprendre la nature. Comme Locke en Philosophie, il espérait dans le domaine de l'expression picturale, appliquer la méthode de Newton : « Pourquoi ne pas considérer la peinture des paysages comme une des branches de la physique, dont les expériences ne seraient autres que des tableaux ? »
Bel objectif, d'autant plus louable qu'il ne nuisit absolument pas à l'émotion. Dans l'histoire de l'Art, Constable reste comme un des pères de l'impressionnisme. Et son talent ne se limita pas à la transposition sur la toile de paysages. Il laissa également quelques portraits. Parmi ces derniers, figure celui de sa femme très aimée, Maria Bicknell. Peint de manière spontanée et libre, ce visage révèle tout à la fois une belle intensité et une grande tendresse. Constable le garda toujours près de lui car sa simple vue disait-il, guérissait tous les maux de son âme...
12 juillet 2007
Sommes nous des boucles étranges ?
La sortie récente de son nouvel ouvrage, I'm a strange loop, non traduit encore en français, et la lecture d'un blog très intéressant sur les problématiques qu'il soulève, m'a donné l'occasion de reprendre le GEB. Il m'avait passionné il y a une quinzaine d'années, au moment où je découvrais les applications de l'informatique au raisonnement médical, et où l'on imaginait pouvoir un jour remplacer les médecins par des systèmes-experts...
Dans ce livre épais (800 pages) mais assez aisé à lire grâce à l'insertion de saynètes humoristiques, Hofstadter étale une culture protéiforme, et tente de donner à son propos une portée universelle, en puisant habilement des concepts dans les oeuvres de personnalités éminentes des arts et des sciences. Des canons cancrizans de Jean-Sébastien Bach à la double hélice de l'ADN de Crick et Watson, du paradoxe d'Épiménide au fameux théorème d'incomplétude de Gödel, des savantes illusions optiques du graveur Escher aux vertiges symboliques de Magritte, il fait assaut de démonstrations séduisantes pour tresser les brins d'une guirlande magique. Celle-ci a toutefois une particularité troublante : à la manière d'un ruban de Möbius elle tourne indéfiniment sur elle même tout en n'offrant au regard qu'un seul bord et une seule surface...
C'est en initiant le lecteur à ce genre de boucle étrange, qu'il tente de l'amener à penser que le monde dans lequel il vit est inexorablement enfermé dans un déterminisme implacable. Comme beaucoup d'oeuvres de vulgarisation, c'est séduisant, car simple et complexe à la fois. Comme souvent les formes géométriques, les symétries et et les trompe-l'oeil, c'est même assez bluffant. Mais les raccourcis sont parfois un peu abrupts et surtout hasardeux. Certes Bach fut un maître inégalé dans l'art de la fugue et du contrepoint, mais il paraît vain de réduire la signification de sa musique à ce seul ordonnancement, quasi parfait. Comme il est illusoire de vouloir expliquer l'univers par la seule théorie, très lacunaire, de l'évolution selon Darwin. C'est en quelque sorte confondre la fin et les moyens.
Or ne donne-t-il pas une définition de ce que pourrait être Dieu en supposant qu'il existe un niveau supérieur à l'homme ? Et dans le même temps, en refusant à ce dernier le libre arbitre, n'enlève-t-il pas à la conscience humaine son existence même ? Et si nous n'avons pas de conscience, comment prétendre que nous sommes manipulés ? Comment même affirmer que nous pensons ?
Ni le personnage de roman, ni la marionnette, ni probablement l'ordinateur, ne s'interrogeront jamais au sujet de leur créateur. Ce serait un non sens puisqu'ils n'ont pas d'existence propre et que la question du libre arbitre les indiffèrent. La magie de l'existence humaine, son drame aussi, c'est justement la conscience qu'elle a d'exister.
09 juillet 2007
Paul Morand et la Grosse Pomme
02 juillet 2007
Un cinéaste bien excentrique
Pour Mulholland Drive, le cinéaste puise au même tonneau de chimères. La mise en scène est somptueuse, les images superbes, les actrices et acteurs excellents, la musique envoûtante. Pourtant on reste sur sa faim. Car le film qu'on imagine narratif au début, dans le style noir, évoquant l'excellent " LA confidentials ", bascule un bref moment dans la violence décalée genre Tarantino, puis dérape brutalement et définitivement dans le délire le plus total, rappelant " une nuit en enfer " de Rodriguez.
Qu'un film vous déstabilise, voilà qui n'a rien de dérangeant, bien au contraire, lorsque le propos reste captivant. Mais lorsqu'on s'aperçoit que les retournements de situations ne sont que des incohérences accumulées, on finit par se lasser. Le chaos stérile qui règne dans toute la seconde partie de ce long métrage, en limite considérablement l'intérêt. L'impression la plus forte qui s'impose, c'est que D. Lynch avait dans la tête le début de son film, mais hélas pas la fin. Il en fait des tonnes pour tenter de faire croire à la complexité, à l'originalité, multipliant les chausse-trappes, les faux semblants et les pseudo indices, mais tout ceci n'aboutit à rien d'autre qu'à l'exaspération avec laquelle on ressort, après plus de deux heures d'efforts pour comprendre… qu'il n'y a rien à comprendre !
A partir d'un sujet scabreux pour le premier, dans une ambiance lourde et austère, filmée en noir et blanc, Lynch tire une fable bouleversante sur la souffrance humaine, sur la misère d'être né différent. Aucun artifice ne vient polluer ce récit dramatique, transcendé par le sublime adagio de Barber qui lui sert de bouleversante toile de fond musicale.
Pour Elephant Man comme pour une Histoire Vraie, le cinéaste, dont on connaît la propension à divaguer, voire parfois à délirer, apparaît ici comme fasciné, captivé par les faits qu'il raconte. Il resserre en conséquence son discours et contraint sa caméra pour capturer sans artifice l'émotion à fleur de peau. Et cela donne de purs et inoubliables chefs d'oeuvres.
Et comme John Hurt, bien méconnaissable, fait une composition extraordinaire dans Elephant Man, Richard Farnsworth incarne le personnage principal d'une Histoire Vraie avec une densité fabuleuse.
Sitôt acclimaté à l'univers décalé de cette épopée singulière, on tombe en effet irrésistiblement sous le charme de ce vieillard entêté qui au soir de sa vie, entame envers et contre tout une stoïque remontée de son passé pour tenter d'en effacer les actes manqués et en apaiser les meurtrissures. Et pour renouer in extremis avec un frère moribond, les liens magiques de l'enfance, brisés par des années de disputes largement arrosées d'alcool.
Ce pèlerinage expiatoire que d'autres feraient sur les genoux jusqu'à la Vierge Noire de Rocamadour, il choisit de l'accomplir, lui, en dépit d'affreux rhumatismes, de manière cocasse et pathétique, sur plusieurs centaines de kilomètres, à cheval sur le seul et unique véhicule à sa portée, une dérisoire tondeuse à gazon.
Cela confère à ce film une simplicité évangélique. On songe parfois, le long de cette longue route, au bord des immensités sauvages, à la solitude sublime qui sous-tend les films de Terence Malick.
Indiscutablement un grand classique, solide et beau comme une tragédie antique.
Rien que pour ces deux joyaux, et en dépit de ses excentricités, David Lynch mérite donc une place à part au Panthéon du cinéma.
30 juin 2007
Apocalypto : voyage au bout de la peur
On peut également y distinguer un périple initiatique, éprouvant mais illuminé vers les valeurs essentielles. Le héros qui fuit une société cruelle, brutale, ignorante et vaine, tente en courant à perdre haleine dans la jungle, de retrouver une vie simple, associant joies familiales et amour de la forêt. Derrière la théâtralisation de la violence, il s'agit en fait d'une fable écologique, à mi-chemin entre le Candide de Voltaire et le Walden d'Henry-David Thoreau.
L'apocalypse consiste pour l'homme, à savoir surmonter ses peurs et ses aveuglements afin de retrouver le paradis perdu...
25 juin 2007
L'Europe à nouveau sur les rails
C'est un peu l'image que renvoyait l'Europe ces derniers temps : celle d'un train de marchandises, arrêté en rase campagne. Ses wagons étaient toujours attachés entre eux, mais il n'avaient plus ni dessein, ni destination.
Il faut rendre hommage à Nicolas Sarkozy. Moins d'un mois et demi après son élection, il est parvenu à redonner un élan à cette machinerie toujours fumante, mais immobile. Il n'a pas ménagé sa peine. Selon sa méthode, il s'est rendu à tous les endroits où il y avait des frictions. Et surtout il n'a pas éludé la responsabilité que portait la France dans cet échec : « Je comprends les réticences, je suis le représentant d'un pays qui a dit non à la constitution ».
Pour une fois la France a fait profil bas. Pour une fois elle a semblé vraiment tenir compte de l'opinion de ses partenaires et les a respectés. Et pour une fois elle a exprimé une vraie conviction, celle de construire avec ses voisins un avenir commun. Cela fut payant. La partie est encore loin d'être gagnée mais elle est bien engagée. Le climat a paru bon, même détendu. Les échanges ont été directs et pragmatiques.
On n'avait pas vu ça depuis longtemps. Et tant pis pour la constitution. De toutes manières à 27, il était devenu illusoire d'espérer mener à bien un projet aussi complexe.
Avec un peu de chance le mini-traité sera suffisamment simple pour être efficace et suffisamment approfondi pour constituer le socle solide d'une vraie nation européenne...
24 juin 2007
L'homme révolté
L'homme révolté, qui date de 1951 illustre cette attitude courageuse. Il s'agit d'une douloureuse mise au point sur les révolutions, les révoltes et autres folies humaines engendrées par la soif d'absolu. Camus y montre le caractère inhumain de cette exigence, qui oscille entre idéalisme et nihilisme, « tel un pendule déréglé qui court aux amplitudes les plus folles», et finit par mener aux enfers, en s'abîmant dans le terrorisme, la dictature et d'une manière générale dans l'horreur.
Il met en garde d'emblée contre la confusion des sens qui caractérise le nihilisme: « si l'on ne croit à rien, si rien n'a de sens, et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, tout est possible et rien n'a d'importance. »
Par une phrase, devenue célèbre, il montre d'ailleurs que ces dérives naissent autant de l'inversion des valeurs que de leur disparition : « Le jour où le crime se pare des dépouilles de l'innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c'est l'innocence qui est sommée de fournir ses justifications. »
Précisant ensuite sa pensée, il souligne le danger qu'il y a de vouloir donner corps, sans contrôle, aux constructions théoriques de la Philosophie : « Il y a des crimes de passion et des crimes de logique. Le Code Pénal les distingue assez commodément, par la préméditation. Nous sommes au temps de la préméditation et du crime parfait. Nos criminels ne sont plus ces enfants désarmés qui invoquaient l'excuse de l'amour. Ils sont adultes au contraire, et leur alibi est irréfutable : c'est la philosophie qui peut servir à tout, même à changer les meurtriers en juges. »
Et puisque le nihilisme et l'idéalisme se conjuguent en règle avec l'athéisme, c'est aussi l'absence de Dieu qui est pour lui en cause : « l'actualité du problème de la révolte tient seulement au fait que des sociétés entières ont voulu prendre aujourd'hui leur distance par rapport au sacré. »
Camus, qui s'attaque avant tout aux idéologies modernes, semble ici occulter les fanatismes religieux. Au spectacle de leur résurgence actuelle, on aurait envie de compléter son propos en suggérant que le mal vient tantôt de ce qu'il n'y a pas assez de dieu et tantôt de qu'il y en a trop.
Avec ou sans Dieu, la révolte exerce cependant un indéniable pouvoir d'attraction, car c'est bien souvent l'injustice qui est brandie comme prétexte : « le révolté « métaphysique » se dresse sur un monde brisé pour en réclamer l'unité. Il oppose le principe de justice qui est en lui au principe d'injustice qu'il voit à l'oeuvre dans le monde. » Et c'est à ce moment que s'enclenche une mécanique infernale, car commence alors « un effort désespéré pour fonder, au prix du crime s'il le faut, l'empire des hommes. »
Au long de son enquête, Camus s'attache à extraire de l'Histoire les figures les plus emblématiques de la révolte. Il voit par exemple en Sade, débuter « vraiment l'histoire et la tragédie contemporaines. » Dans l'oeuvre de ce dernier il décèle en effet les ingrédients des totalitarismes à venir : « la revendication de la liberté totale et la déshumanisation opérée à froid par l'intelligence. »
En somme le délire sadique, par sa diabolique organisation, apparaît plus pervers que les constructions éthérées des poètes révoltés qui suivront : Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud...
Et il faudra attendre Dostoïevski et surtout André Breton pour formuler à nouveau une vraie esthétique « littéraire » de la révolte. « l'acte surréaliste le plus simple, dit Breton, consiste à descendre dans la rue, revolver au poing, et à tirer au hasard dans la foule. » Mais ce genre d'affirmations imbéciles ne vise qu'à inspirer quelques têtes brûlées, non un système cohérent.
Évidemment les révolutionnaires français figurent en bonne place dans le catalogue monstrueux dressé par Camus. Avec 1789 on entre en effet dans l'application froide et méthodique de la révolte, fondée sur des principes intellectuels. « le Roi doit mourir au nom du contrat social » et les religions et classes établies doivent disparaître, car sources d'injustice. Pour cela, les révolutionnaires, qui s'opposent au début à la violence et à la peine de mort, en viendront à barbouiller leurs nouvelles lois avec le sang du peuple : « les échafauds apparaissent comme les autels de la religion et de l'injustice. La nouvelle foi ne peut les tolérer. Mais un moment arrive où la foi, si elle devient dogmatique, érige ses propres autels et exige l'adoration inconditionnelle. Alors les échafauds reparaissent et malgré les autels, la liberté, les serments et les fêtes de la Raison, les messes de la nouvelle foi devront se célébrer dans le sang. »
Dans l'inventaire sinistre, la palme revient toutefois aux idéalistes athées ou matérialistes, car ce sont eux les pères des grands génocides modernes.
Nietzsche bien sûr, « la conscience la plus aiguë du nihilisme ». Camus lui trouve toutefois des circonstances atténuantes car « il n'a pas formé le projet de tuer Dieu. Il l'a trouvé mort dans l'esprit de son temps.»
Si l'on suit le raisonnement, Nietzsche n'est pas un révolté à proprement parler puisqu'il ne fait que remplacer le culte de Dieu par celui de Dionysos, c'est à dire la foi ascétique en un paradis céleste par la fête perpétuelle sur terre. Hélas l'avènement des Nazis s'inscrivait dans cette perspective orgiaque...
En 1950 cette parenthèse démoniaque semble close. Nietzsche; Hitler, Mussolini comme Dieu sont morts et en définitive, c'est à Hegel et Marx qu'il faut remonter pour voir surgir vraiment le spectre monstrueux de la « Lutte Finale ».
Hegel qui « a rationalisé jusqu'à l'irrationnel », a ouvert la boite de Pandore de toutes les révoltes, en galvaudant sans vergogne la notion même de vérité : « Ceci est la vérité qui nous paraît pourtant l'erreur, mais qui est vraie, justement parce qu'il lui arrive d'être l'erreur. Quant à la preuve, ce n'est pas moi mais l'histoire, à son achèvement, qui l'administrera. » En somme, d'une seule affirmation, terrifiante, Hegel enlève toute limite au processus révolutionnaire et lui confère un dessein inhumain : « Si la réalité est inconcevable, il nous faut forger des concepts inconcevables ».
Dès lors tout devient envisageable. Marx peut énoncer les plus extravagantes prophéties, pourvu qu'elles aient une vague assise scientifique. Dans l'euphorie scientiste, il approprie à la cause toute espèce de preuve, écrivant par exemple à Engels « que la théorie de Darwin constitue la base même de leur théorie. »
Grâce à ces stratagèmes il peut alors affirmer tranquillement que le communisme « est la véritable fin de la querelle entre l'homme et la nature, et entre l'homme et l'homme, entre l'essence et l'existence, entre l'objectivation et l'affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l'individu et l'espèce. Il résout le mystère de l'histoire et il sait qu'il le résout. »
Et puisque tout est permis, la Cause, définitive et universelle, justifie la soumission totale des individus. Bakounine exige dans les statuts de la Fraternité internationale, « la subordination absolue de l'individu au comité central, pendant le temps de l'action ». Netchaiev va encore plus loin : il décide « qu'on peut faire chanter ou terroriser les hésitants et qu'on peut tromper les confiants. » Tkatchev va jusqu'à proposer « de supprimer tous les Russes de moins de vingt-cinq ans, comme incapables d'accepter les idées nouvelles. » Et Feuerbach consacre le règne du Centralisme Bureaucratique : « le vrai dieu humain sera l'état. »
Mais la prophétie est un échec. Au plan scientifique, les faits s'accumulent peu à peu contre la doctrine. Il faut d'abord « nier les découvertes biologiques depuis Darwin », puis, sous l'égide de Lyssenko, « discipliner les chromosomes », et à la fin, « n'être scientifique qu'à condition de l'être contre Heisenberg, Bohr, Einstein... »
Tout cela devient difficile à tenir, d'autant qu'au plan économique et social, les credo s'affaissent pareillement : « La faillite de la seconde internationale a prouvé que le prolétariat était déterminé par autre chose encore, que sa condition économique et qu'il avait une patrie, contrairement à la fameuse formule. » On connaît la suite...
Certes Camus ne fut pas le premier à écrire tout cela mais en 1950, ils étaient nombreux en France, les intellectuels abusés et pour longtemps encore, par les chimères du marxisme. A l 'heure où certains continuaient de les propager, « pour ne pas désespérer Billancourt », il savait pour sa part à quoi s'en tenir : « la révolution sans autres limites que l'efficacité historique signifie la servitude sans limites. »
Bien qu'il ne se réclame pas du libéralisme, Camus au terme de son éprouvante et longue enquête, parvient à un point d'équilibre, fait d'humilité et de pragmatisme. Au vertige mortel des grandes idées il oppose, en citant Lazare Bickel, les grandeurs relatives : « l'intelligence est notre faculté de ne pas pousser jusqu'au bout ce que nous pensons afin que nous puissions croire à la réalité. »
Et il tire une magnifique conclusion des vraies données de la science moderne : « les quanta, la relativité jusqu'à présent, les relations d'incertitude, définissent un monde qui n'a de réalité définissable qu'à l'échelle des grandeurs moyennes qui sont les nôtres. »
Camus vient du nihilisme et de l'agnosticisme. Il est épris de justice et de progrès, mais après mûre réflexion, il refuse de les assujettir au Moloch sanguinaire de la révolte. "Entre ma mère et la justice, dit-il, je préfèrerai toujours ma mère". En un mot, il est humain...
20 juin 2007
Les fantômes de la Liberté
Tout cela est peu probable dans des délais si courts. En tout cas rien n'accrédite de telles suppositions.
Bien sûr on avait sans doute exagéré l'ampleur prévisible de la fameuse « vague bleue ». Peut-être même était-on parvenu en agitant ce spectre, à dissuader quelques personnes d'aller voter, ou au contraire à encourager d'autres à le faire pour opposer un rempart à la déferlante annoncée.
Mais il y a de toute évidence autre chose.
Peut-être une sorte de pressentiment sur la tournure à venir des évènements.
Peut-être après tout est-ce justement ce qui effraie...
Car en dépit d'une appellation rassurante, ça fleure avant tout l'impôt nouveau. Et ça rappelle diablement, parmi d'autres hausses, l'augmentation de 2 points de la TVA dès l'accession de Jacques Chirac au pouvoir en 1995...
On a beau nous dire qu'elle permettra de diminuer les charges sociales pesant sur les entreprises, on a beau nous assurer qu'elle ne conduira à aucune augmentation des prix, il y a de quoi être sceptique. Comment croire les gens qui affirment que pour baisser les impôts, il faille avant tout les augmenter ?
Alors qu'on invoque le pouvoir intransigeant de la Commission de Bruxelles pour faire mariner depuis des années les restaurateurs qui espèrent un allègement de la leur, voilà qu'on annonce sans rire une augmentation de cinq points de la TVA générale !
Mais le pire si je puis dire est qu'il faille aux gouvernants une « mission d'experts » pour garantir que cette invention ne jouera aucun rôle néfaste sur le pouvoir d'achat ! Les Français ont sûrement fait leurs comptes à l'aide de leur simple bon sens. S'agissant de tous les produits importés, dont quantité concernent les activités de loisir, l'augmentation des prix ne fait aucun doute.
Pour les autres cela dépendra de la bonne volonté des entreprises, à supposer qu'elles soient satisfaites des baisses de charges consenties par le gouvernement. A supposer aussi que ces baisses soient durables dans le temps, car nul doute que la TVA elle, restera accrochée pour longtemps aux sommets...
Quant aux effets bénéfiques sur les délocalisations, il faut être bien confiant pour y croire. Même si elle y parvenait, cette mesure qui n'est en somme qu'un artifice protectionniste, pourrait pénaliser tôt ou tard nos exportations, ne serait-ce qu'en provoquant de la part des partenaires commerciaux des actions de rétorsion.
Tout ça n'est franchement pas très sérieux. Le problème n'est pas de savoir comment répartir différemment la charge écrasante des prélèvements, mais plutôt de parvenir à les faire enfin vraiment diminuer.
Il est temps sans aucun doute d'engager la responsabilité de chacun, mais ici encore la méthode choisie est-elle la plus opportune ?
Le procédé semble hélas devoir une fois de plus s'intégrer dans la politique suivie depuis de nombreuses années, consistant à augmenter continuellement les prélèvements et les cotisations tandis qu'on diminue parallèlement les prestations servies aux assurés sociaux.
Les franchises quant à elles ne sont pas nouvelles. La première d'entre elles en matière d'assurance maladie ne date pas d'hier. Il s'agit bien évidemment du ticket modérateur laissé à la charge de l'assuré après remboursement du prix des soins.
Sitôt créé, il eut pour conséquence de provoquer l'apparition d'un régime d'assurances complémentaires privées, créant de fait une entorse au principe de l'égal accès aux soins pour tous. Pour en atténuer la nature perverse, il fallut inventer la notion d'affection de longue durée bénéficiant d'une prise en charge à 100% par le régime « obligatoire » de la Sécurité Sociale. On créa dans la foulée quantité d'exceptions au ticket modérateur : actes exonérants, supérieurs à K50, aide médicale gratuite, prise en charge intégrale des interruptions volontaires de grossesses, et pour finir la CMU. Mais dans le même temps, les zones de franchise s'étendirent : « déremboursement » progressif des médicaments, forfait journalier, 1 euro non remboursable, seuil incompressible de 18 euros pour les actes exonérants... On alla jusqu'à inventer un diabolique « parcours coordonné de soins » avec des pénalités pour les usagers « déviants »... Et naturellement les cotisations ne furent pas en reste : augmentation des cotisations de base, invention de nouvelles contributions : CSG, RDS, taxes diverses sur les alcools, le tabac...
Résultat, le système à l'instant présent est d'une effroyable complexité, les usagers sont toujours aussi irresponsables, les médecins guère moins, et la Sécurité Sociale continue de s'abîmer dans les déficits et la gabegie, tandis que les politiciens ne cessent de brandir l'idéal usé de la « santé gratuite ».
Il n'est pas possible non plus de demander toujours plus à un nombre décroissant de gens. Si les franchises sont inévitables elles doivent être significatives, s'imposer à tous avec avance réelle de frais, mais s'accompagner en contrepartie d'un allègement non moins significatif des cotisations et prélèvements. En définitive, il faudrait que chacun désormais ait la responsabilité de gérer une partie de son portefeuille de santé. Probablement faudrait-il également que les citoyens puissent librement déterminer le niveau de couverture qu'ils souhaitent et plus encore qu'ils puissent choisir leur assurance. Puisque la Sécurité Sociale s'avère incapable de garantir la prise en charge optimale des soins pour tous, elle doit abandonner ses prérogatives exorbitantes et monopolistiques, acquérir une vraie indépendance vis à vis de l'Etat et se soumettre à la concurrence.
A vrai dire, la partie sera probablement en passe d'être gagnée lorsque les patients, cessant d'exiger toujours plus au motif « qu'ils sont à 100% », demanderont à leurs médecins de les soigner le mieux possible mais au meilleur coût.
13 juin 2007
De natura rerum
A l'instar de Voltaire qui pensait que l'art de cultiver son jardin constituait une forme de sagesse, il est possible d'éprouver de puissantes sensations en s'immergeant au sein d'univers microscopiques.
Certains artistes vous terrassent par la magnificence ou l'ampleur de leur oeuvre. Pourtant c'est souvent un détail qui s'impose à jamais dans les souvenirs plus que la masse des concepts et des digressions. Proust assomme par le poids de sa Recherche du Temps Perdu et somme toute, ce qu'on évoque le plus communément, c'est l'épisode intime de la madeleine. Victor Hugo survole le XIXè siècle littéraire de sa stature gigantesque et tout un chacun retient l'image du vieil homme ému qui évoque la mémoire de sa fille « à l'heure où blanchit la campagne ». Au milieu des dizaines d'heures de lourd tumulte émanant des opéras de Wagner, surgissent quelques minutes de grâce indescriptible, celles du lied de Wolfram qui illuminent à tout jamais Tannhaüser...
En somme la leçon est peut-être qu'il ne faut abuser de rien et savoir parfois se satisfaire des beautés discrètes qui résident sous le regard mais qu'on néglige tant on est tenté de chercher loin ce qui se trouve près. On peut voyager et voir de haut le monde à la manière neutre de l'objectif d'un appareil de photo, mais il suffit de regarder en s'approchant une fleur, pour y percevoir d'infinies nuances de formes, de couleurs, et de parfums.
Car dans ces modestes tableaux domestiques la réalité est transcendée. De la peau mate et irisée des fruits sourd une douce sensualité, une sorte de délicate palpitation organique; des arrangements de fleurs dans un vase jaillissent des contrastes subtils, tempérés par les transparences conjuguées du verre et de l'eau. Un bouquet de violettes est comme une mousse bleue abstraite qui sort de l'ombre et emplit de bonheur l'espace. Les huîtres dans leur plat opposent presque suavement leurs nuances nacrées, le velours de leur chair ocre et brune, à l'éclat acide des citrons...
09 juin 2007
Instants fragiles
Je m'interroge parfois sur l'utilité d'une telle entreprise. J'ai l'impression de jeter des bouteilles à la mer. Mais les mots, les phrases disparaissent emportés par l'immédiateté de l'instant. L'océan de l'internet engloutit tout dans son insondable magma vermiculaire.
La France est un des pays où les blogueurs sont les plus nombreux. Tout ça pour quoi ? Une sorte de vacarme informe. Quelques propos aussi délébiles que les traces sur le sable, balayées par la marée montante. Et chaque jour présente une nouvelle page blanche...
Je pense aux quelques lecteurs qui me font l'honneur de venir flâner ici. Ils me font à la fois une sorte d'obligation et sont en même temps un encouragement très fort. J'aimerais ne pas les décevoir. Évidemment je suis un peu dubitatif. Si l'on juge un blog au nombre de commentaires, le mien n'a pas grande valeur...
Je pense à mon père disparu il y a presque vingt ans déjà et je ressens avec acuité la pudeur de cet homme que j’ai connu, sans doute sans vraiment le connaître ; sa réserve, presque sa gaucherie parfois pour exprimer ses sentiments. Et pourtant je reconnais nombre de mes attitudes dans les souvenirs que j'ai des siennes. Etrange sentiment.
Sont-ce des matins ou de soirs, des jours, des mois, des saisons ou des années qui traversent ainsi mon esprit ?
Les souvenirs filent comme de lointains paysages à l'horizon du navigateur. Ils existent assurément mais sont enveloppés dans une aura irréelle. Les fragments épars ou imbriqués de notre vie se succèdent ainsi, bruissant de mille préoccupations lorsqu'ils caractérisent l'instant présent et mystérieusement muets dès qu'ils lui échappent, irrémédiablement figés pour l'éternité.
Le temps d'écrire ces quelques lignes, elles appartiennent déjà au passé...
01 juin 2007
La tentation de Venise
En visite à Dunkerque, le président Sarkozy a « préconisé de réformer l'hôpital » (Figaro 22/05/07).
N'est-il pas au courant qu'il meurt précisément sous le poids de toutes celles qui lui sont tombées dessus depuis des années ? Sait-il seulement que les dernières en date sont loin d'être achevées, tant leur complexité est grande, leur utilité discutable et leur objectif imprécis ?
Est-ce donc l'annonce d'une nouvelle couche sur ce magma asphyxiant, est-ce un voeu pieux inscrit dans le rite du « changement dans la continuité », ou bien, est-ce enfin l'arrivée du printemps des élagueurs dans ce maquis impénétrable ?
J'aime à croire à la dernière hypothèse, sans me faire trop d'illusions toutefois. Chat échaudé craint l'eau froide.
Voici le tableau que je proposais à ce sujet pour la revue DH Magazine, et au Quotidien du Médecin, en Avril :
La France c'est un peu Venise : une ville musée qui s'enfonce irrésistiblement dans les miasmes tandis qu'on tente à grands frais d'en sauvegarder les dômes et les palais rutilants. Un chef d'oeuvre fragile et dépourvu d'utilité, bâti sur des fondations aléatoires qui se dérobent sous le poids d'un passé décomposé. Telle était la Sérénissime sous la plume de Paul Morand : « une vieille sur ses béquilles, qui s'appuie sur une forêt de pieux; il en a fallu un million rien que pour soutenir la Salute; et c'est insuffisant. » Telle est la France dans un Monde qu'elle ne comprend pas : en équilibre instable entre le passé et l'avenir; entre la théorie et la réalité.
Et les habitants de ce microcosme précieux mais à la dérive ? Ils semblent parfois se jouer de cette ambiance exquise de désastre imminent. A l'image des Vénitiens jouant la comédie derrière des masques où le grotesque le dispute à l'hilarant, ils s'enivrent de vérités travesties et de fantasmes extravagants, et tournent tantôt en riant, tantôt en grimaçant, leur sort en dérision.
Mais cet air virevoltant cache un mal rampant plus profond, car « tout en chantant sur le mode mineur l'amour vainqueur et la vie opportune, ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur. »
Sous la verve drolatique surgit par instant le spectre blafard d'une réalité trop longtemps refoulée. Car la France, tient un peu également de ce vieil écrivain égaré dans une Venise en proie à la peste, qui cède avec une délectation morbide aux délices émollients d'un amour ébloui mais sans issue, pendant que la ville se meurt autour de lui. La France ressemble à cet artiste déclinant, hypnotisé par la beauté angélique d'un éphèbe insaisissable, et qui se laisse envahir par d'indicibles visions, en semblant ignorer son propre enlisement.
Et lorsque le maquillage s'efface peu à peu, et que le rimmel en dégoulinant souligne les rides qu'il était censé faire oublier, les traînées et les coulures noirâtres sur des joues décaties sont comme une sorte de signature tragique au bas d'une destinée qui n'en finit pas de mourir dans les larmes et la frustration.
La France au moment de faire de grands choix politiques, est une nouvelle fois à la croisée de chemins opposés. Continuera-t-elle de croire aux mirages plutôt qu'aux choses tangibles ? Continuera-t-elle d'imaginer que l'avalanche de lois représente une alternative acceptable à l'action, et que la bureaucratie constitue l'encadrement indispensable à tout désir d'entreprendre ? Continuera-t-elle de faire de la planification étatique l'alpha et l'oméga des stratégies en matière de santé publique ? Préférera-t-elle en un mot continuer de se leurrer doucement en préférant l'immobilisme égotiste de Narcisse à l'aventure difficile mais sublime des défricheurs de Liberté ?
L'hôpital souffre de cette mortelle irrésolution. Faute de décisions claires et d'objectifs pragmatiques, il attend inquiet ce qu'il adviendra de lui, suspendu un peu stupidement au milieu d'une confusion délirante. Il est pris en tenaille entre les mâchoires de l'ARH et celles de L'Assurance Maladie, il patine de plus en plus laborieusement entre Tarification à l'Activité (T2A) et budget global, tergiverse sur ses perspectives existentielles sous la pression d'absurdes objectifs quinquennaux d'activité émanant de SROS bornés, et convulse mollement au rythme d'une Nouvelle Gouvernance si complexe et alambiquée qu'elle le vide de son énergie et l'oblige à détourner des tâches de base, l'essentiel de ses précieuses « ressources humaines ».
L'hôpital est-il amené à se transformer en un gigantesque kolkhoze anonyme, assujetti à une planification rigide des soins et une maîtrise égalitariste des dépenses ? Va-t-on au contraire le propulser avec son infrastructure brinquebalante, ses appendices gestionnaires tarabiscotés et ses boulets organisationnels « de service public » dans une logique de production concurrentielle à laquelle il n'est aucunement préparé ?
Ces questions sont au coeur du débat qui agite le pays à l'occasion des grands scrutins nationaux de ce printemps 2007. Hélas les programmes politiques, plus riches en promesses générales qu'en mesures pratiques ne donnent guère de clés pour imaginer ne serait-ce qu'une esquisse de réponse à ces interrogations. Il faut dire aussi que depuis plus de deux décennies, les réformes n'ont pas manqué dans le monde de la santé.
Mais quels que fussent les dirigeants en place, ils ont surtout procédé par replâtrages approximatifs, empilant des strates les unes sur les autres sans vraie détermination, et sans autre ligne directrice qu'un vague canevas pétri de bonnes intentions. Bien que soit annoncée à chaque fois la « mère de toutes les réformes », en même temps qu'une « simplification » et une « modernisation » des procédures, force est de constater que l'hôpital comme la France dans son ensemble, reste à ce jour englué dans un amalgame toujours plus confus et pléthorique de règles contradictoires ou superflues.
Le Budget Global était à bien des égards pervers, mais la T2A, insuffisamment préparée, plonge la gestion des établissements de santé dans des abîmes de perplexité et d'incertitude. Les Pouvoirs Publics eux mêmes sont aux abois. Le torchon brûle entre les instances ministérielles et l'Assurance Maladie.
D'un côté, les ARH3 sont mises sur la sellette par l'IGAS4 et l'IGF5 pour leur incapacité à piloter les hôpitaux6 : le comble vu qu'elles furent créées spécialement à cet effet en 1997 ! De l'autre, le dynamitage soudain de l'hospitalisation de jour par une Sécurité Sociale incapable de contenir ses propres gabegies, constitue la preuve flagrante d'un grand désordre en même temps qu'il révèle une stratégie de panique. On condamne aujourd'hui ce dont on avait à grand peine fait la promotion hier, en jetant des anathèmes déshonorants sur la quasi totalité des établissements « visités ». Le plus étonnant dans un pays par nature si rebelle, est l'acceptation docile de procédés carrément vicieux : utilisation rétroactive de textes de lois confus, méthodologie bâclée, interprétation grossière et mécaniquement à charge, application de tarifs inadéquats. Tout est réfutable dans ce simulacre de contrôle.
L'absence de lisibilité est devenue plus que jamais la règle en matière de gestion. Le bazar inextricable et inexplicable de la Nouvelle Gouvernance est le dernier avatar de la décomposition grandiose d'un système en proie à la déraison administrative. La cité dorée croule sous le poids de ses contradictions et de ses redondances.
Ces boursouflures absurdes n'ont hélas rien de la grâce et des mystères qui émanent des chefs d'oeuvres en péril. Faut-il donc renforcer une fois encore au nom de principes dépassés l'édifice monstrueux qui craque de toute part ou bien au contraire tenter de l'élaguer une bonne fois pour lui donner enfin un peu de bon sens et de cohésion ?
Nous le saurons sûrement bientôt...
2 : SROS Schéma Régional D'organisation Sanitaire
3 : ARH Agence Régionale de l'Hospitalisation
4 : IGAS Inspection Générale des Affaires Sociales
5 : IGF Inspection Générale des Finances
6 : Rapport 2007 sur les ARH et le pilotage des dépenses hospitalières, Igas/IGF
DH Magazine No 112 Avril 2007