30 juillet 2007

Le dernier roi d'Ecosse

Forest Whitaker fait une composition époustouflante dans ce film de Kevin McDonald, qui retrace l'accession au pouvoir d'Idi Amin Dada en Ouganda. La présence et le charisme de l'acteur parviennent même à rendre parfois sympathique ce tyran à la cervelle d'enfant. Car ce géant est une brute infâme, mais il est capable d'une chaleur et d'une candeur touchantes. Il constitue l'archétype de ces chefs d'état immatures et sans scrupule qui promettent à leur peuple un rêve magnifique, et le leur font vivre sous forme d'un épouvantable cauchemar. L'originalité du récit consiste à prendre pour témoin de ce drame, un jeune coopérant écossais en quête d'aventures, devenu par un cocasse enchaînement de circonstances, le médecin personnel du Néron d'ébène. A travers lui c'est tout l'angélisme occidental qui s'exprime. D'abord séduit, impressionné par l'animal il devient vite dubitatif quoique indulgent, puis réprobateur, et pour finir mais un peu tard (300.000 morts sur une population d'à peine 10 millions d'habitants...), franchement écoeuré.
La réalisation est impeccable, trépidante, et hormis deux scènes, évite le voyeurisme trop gore, pour privilégier l'analyse en profondeur d'un phénomène dépassant l'entendement.

Au moment de terminer cette série d'annotations filmographiques, un mot pour les deux éminents représentants du monde du cinéma qui viennent de disparaître quasi simultanément :
Michel Serrault tout d'abord, qui virevoltait avec grâce sur ce microcosme depuis des décennies. Un inimitable sens de la dérision et un humour décapant mâtiné d'un brin de cabotinage, resteront la marque de cet acteur de génie. Le détachement avec lequel il semblait considérer son métier et d'une manière générale la vie, était probablement une façade derrière laquelle il cachait ses secrets, ses questionnements, sa foi. Mais, à force d'avoir joué de pirouettes, à force d'avoir voulu être là ou on ne l'attendait pas, il risque peut-être de laisser le souvenir d'un dilettante. Bah, après tout cela n'était qu'un jeu...

Ingmar Bergman, c'était tout le contraire. La stature austère d'un chirurgien de l'âme, torturé par le mystère de l'existence, par la solitude, par l'incommunicabilité des émotions. Probablement un artiste gigantesque. Mais qui regarde encore des films aussi obscurs et mutiques que le Septième sceau, Le Silence, La Source, L'Oeil du Diable, ou Cris et Chuchotements ? Qui s'intéresse encore à ses peintures existentialistes de la vie conjugale ? Le monde, emporté dans un quotidien de plus en plus matérialiste n'a plus grand chose en commun avec cette lenteur introspective. Avec la disparition d'Ingmar Bergman c'est une porte sur l'âme humaine qui se ferme...

Love the hard way

Une impossible histoire sentimentale dans les bas fonds de New York, sur fond de délinquance à la petite semaine. Le sujet n'est pas nouveau. Les décors sordides, les malfrats minables, plus déjantés que dépourvus de morale; les lofts crasseux et les bagnoles déglinguées. Tout ça a déjà été vu et revu. Bien que la réalisation de Peter Sehr soit très honorable, cette tragique odyssée amoureuse dans la fange vaut surtout par son casting. Adrien Brody fait une composition originale de voyou triste, dont le coeur oscille entre la poésie de Jack Kerouac et le vide nihiliste. Son visage émacié, ébouriffé, long comme un jour sans pain, fait contraste avec le gentil minois de Charlotte Ayanna illuminé par deux yeux bleu transparent. L'ensemble fait un bon film, assez éprouvant tout de même à force de masochisme et d'abjection.

Mauvaise foi

En dépit des invraisemblances d'un scénario un peu à l'eau de rose, on adhère sans peine à cette bluette optimiste qui cherche à marier des opposés a priori inconciliables. Roschdy Zem démontre une certaine maîtrise dans la mise en scène, et réussit bien notamment à donner un peu d'épaisseur psychologique aux personnages secondaires ce qui est suffisament rare pour être mentionné. Il se donne évidemment le beau rôle, qu'il interprète avec brio, mais c'est incontestablement Cécile de France qui, avec sa fraîcheur et sa candeur délicieuse, donne la petite touche qui fait sortir ce film de l'ordinaire.

Célibataires

Cette comédie « sociétale » a bien du mal à décoller. Les trois quarts du film se traînent péniblement. Le scénario est inutilement alambiqué, glauque, vulgaire, et décousu. Les personnages sont franchement antipathiques. Heureusement une embellie finit par surgir dans ce cloaque désespérant et la fin, classique mais bienvenue, laissera aux spectateurs qui auront le courage d'aller jusqu'au bout un souvenir pas trop mauvais.

Bobby

Malgré un casting impressionnant, le réalisateur Emilio Estevez ne parvient à faire de ce prétentieux long métrage, qu'un pâle et inodore navet. Censé mettre en scène le dernier jour de la vie du sénateur Robert Kennedy, il s'éparpille durant près de 2 heures, en vains conciliabules au sein des habitants de l'hôtel où le candidat à la primaire démocrate, doit tenir une réunion politique le soir même. Aucun personnage n'accroche l'attention, et leurs minuscules problèmes n'éveillent pas le moindre intérêt. Quant à Kennedy lui-même, on ne fait que l'entrevoir par instants, à partir de scènes de foules filmées à l'époque. On l'entend également, débiter quelques phrases plutôt creuses et démagogiques, notamment sur la guerre du Vietnam, que son frère avait entreprise quelques années auparavant... Bref, ce tragique jour de juin 1968 s'enlise dans les sermons bien pensants et la guimauve « progressiste ». Il n'y a aucune analyse de ces évènements, aucun recul sur leur signification. Et c'est dans cette ambiance molle et alanguie, que le meurtre surgit comme une gifle, ramenant brutalement ce microcosme nombriliste à la réalité du monde.

Le voile des illusions

D'après Somerset Maugham, la douloureuse histoire d'une relation amoureuse impossible dans la Chine des années vingt au siècle dernier. Les tensions sont partout. La montée du nationalisme face àaux ingérences étrangères, les ravages du choléra dans un pays voué au culte des esprits plus qu'à celui de l'hygiène, et surtout les déchirements dramatiques d'un jeune couple de la gentry britannique formé trop vite, sans passion ni vraie affection. Contre toute attente, dans cet univers hostile peuplé de paysages sublimes mais où chaque jour apporte de nouveaux périls, l'homme distant et ombrageux et la femme volage et infidèle vont finir pas se trouver vraiment.

Il faut une certaine patience pour suivre cet éprouvante et mélodramatique rédemption tant elle est bridée par une froide pudeur et tant elle charrie de préjugés masochistes. Mais le jeu très sobre et subtil des acteurs, l'impeccable reconstitution historique, en font un spectacle digne de cet effort.

Le parfum

Au spectacle de ce diabolique parfumeur qui s'échine à extraire l'essence des femmes pour en distiller le parfum absolu, on songe évidemment au docteur Frankenstein qui voulut bâtir l'Homme idéal à partir d'un chimérique assemblage de cadavres. Dans les deux cas le rêve fou se transforme en descente aux enfers et c'est la tristesse et la désolation qui s'imposent en lieu et place de l'amour et de la beauté.

Les aventures de Jean-Baptiste Grenouille, issues de l'imagination tordue du romancier Süsskind, paraissent toutefois sordides face au désespoir prométhéen de Frankenstein, et ses bricolages monstrueux tiennent davantage de la lubie d'un serial killer sans état d'âme que d'un grand dessein romantique.

Même si la réalisation léchée du film peut opérer une certaine séduction, il est impossible d'adhérer à cette sorte de macabre passion. En fait de divine fragrance, on perçoit surtout les pestilentiels remugles qui émanent de l'univers miasmatique dans lequel évoluent des personnages falots et antipathiques. L'histoire très statique, traîne en longueur. Et lorsqu'elle s'achève, dans une grotesque transe orgiaque, on ressent avant tout un immense écoeurement.

26 juillet 2007

Like a rolling stone

Cet été la chaîne intello Arte a décidé de remonter le temps. Elle revient quarante années en arrière et plonge les téléspectateurs au coeur palpitant des années soixante. Dans un flot de vapeurs psychédéliques, ressurgissent les souvenirs éblouis d'une époque magique. On se remémore tout à coup les délices épicuriens qui accompagnèrent la vague sans précédent de plénitude et de croissance marquant l'après-guerre. Un étonnant foisonnement artistique tous azimuts. Oh bien sûr tout ne fut pas génial. Au cinéma Le Lauréat valait surtout par la prestation décalée d'un nouveau comédien prometteur, Dustin Hoffman et plus encore par la musique aérienne de Simon et Garfunkel. Même chose pour Je t'aime, moi non plus dont le slow lascif gainsbourgien allait s'insinuer dans les oreilles comme une irrésistible invitation à céder au Power of Love.
Cette ère fut avant tout musicale. Les comédies du même nom devinrent à la mode chez les hippies. Hair fut à la fois un hymne et un symbole. Comme Baudelaire, les nouveaux romantiques en plus des poèmes et des chansons, se mirent à adorer les « toisons moutonnant jusqu'à l'encolure ».
On vit au cours de gigantesques rassemblements estivaux toute une jeunesse hirsute et bigarrée s'abandonner avec insouciance à une extase collective, une sorte de féerique carpe diem semblant ne jamais vouloir finir. « Trois jours d'amour et de musique » promettaient les organisateurs du festival de Woodstock...
Cette année 2007, les vestiges redeviennent pour un moment réalité. L'île de Wight en juin fut le théâtre d'une réédition du mythique concert de 1968. On y vit même devant une foule enchantée quelques revenants : Donovan et les Rolling Stones.
Mais si les papys ont encore du jus, peuvent-ils ranimer la flamme ?
L'Histoire passe rarement deux fois les mêmes plats. Après que l'esprit du temps se soit enfui, il ne reste que son empreinte un peu défraîchie. C'est sympathique mais désuet comme tout ce qui a vécu tout en se vidant de sa substance.
Mais la relève est là. Amy Winehouse, avec son allure déjantée et sa belle voix meurtrie s'empare de la musique soul. Paolo Nutini, âgé d'à peine 20 ans, James Morrison de 2 ans son aîné, réinventent la ballade dans le genre éraillé.
Sauront-ils créer de nouvelles formes d'expression pour s'élever au dessus du statut d'épigones ?
Tout cela ne peut hélas faire oublier les drames, la drogue, les overdoses qui décimèrent une bonne partie des rêveurs des sixties. Comme si la recherche éperdue du bonheur devait se payer de son lot de malheurs.
En 1967 à Monterey éclatait dans toute sa splendeur le génie impétueux de Jimi Hendrix. Malheureusement il fut météorique. Ses frasques, débordant de vitalité, d'exubérance et d'inventivité se consumèrent en quelques années comme un panache incandescent, brûlant jusqu'à son coeur cristallin de comète.
Il périt dans les flammes de la passion comme sa guitare, sacrifiée à la fin du concert. Ce jour là, il avait montré à la fois la vigueur et la richesse de son infaillible sens de l'improvisation, mais aussi révélé qu'une indicible grâce l'habitait. En réinterprétant Like a Rolling Stone de Bob Dylan, il le transcenda littéralement. Quarante ans après, ces instants capturés par la caméra de D.A. Pennebaker n'ont rien perdu de leur force suggestive. Cette seule prestation suffirait à la gloire de l'artiste tant elle est intense, brillante et légère à la fois. A la manière d'un djinn : « de ses doigts en vibrant s'échappe la guitare ». On pourrait ajouter, « et son âme... »

19 juillet 2007

Eloge de la promenade

La charmante Evelyne Dhéliat nous annonçait il y a quelques jours qu'on allait enregistrer dans notre pays durant cette période estivale des records de froid. On pourrait même paraît-il faire du ski au dessus de 1800 mètres !
Est-ce une conséquence des gesticulations bruyantes des artistes réunis en Australie à l'initiative d'Al Gore (Live Earth) pour lutter contre le réchauffement climatique ? Est-ce un pied de nez de la Nature au gouvernement qui de son côté vient de mettre la dernière main à son rituel et emblématique « plan canicule » ? A quelque chose malheur est bon, au coeur de cet été qui pour une bonne partie de la France ressemble à l'automne, les gazons et les hortensias n'ont jamais été aussi beaux ! Naturellement, je ne parle pas ici des régions méridionales, notamment du petit croissant azuréen qui accroche si bien le soleil sur les cartes météo.
Bien qu'il faille parfois braver la pluie, c'est un fait qui commence à être connu comme vérité en médecine : la marche à pied est bénéfique pour la santé. Elle conditionne une bonne forme physique, réduit le stress, et procure un meilleur sommeil. Elle préviendrait la survenue de nombreuses maladies dont l'athérome, le diabète et même certains cancers. A coup sûr elle procure davantage de bienfaits que le jogging, et contrairement à ce dernier, elle ne fatigue ni les articulations ni le cœur. Elle permet en outre d'ouvrir les sens à l'environnement et favorise la réflexion et l'imagination.
La plupart des joggeurs semblent pressés. Ils courent sans but ni raison. Ils ne regardent généralement pas le paysage autour d'eux et souvent même isolent leurs oreilles des bruits du monde avec d'horribles casques à musique. Sur le sujet, je rejoins volontiers Alain Finkielkraut lorsqu'il évoque sans indulgence les très médiatisées trépidations sportives du président de la République et du premier ministre. Comme lui je serais presque tenté de préférer encore les promenades de François Mitterrand. Hélas, la nuée de journalistes de badauds et de courtisans entourant l'ascension de la Roche de Solutré en faisait quelque chose ressemblant davantage à une kermesse ou une étape du tour de France qu'à une tranquille déambulation spirituelle...


Celui qui marche fait corps avec la nature. Dans la campagne il salue les gens qu'il rencontre. Il regarde les fleurs et hume leur parfum. Souvent les idées naissent dans sa tête et se mettent à cheminer et à s'ordonner tranquillement au gré de ses pas.
Les exemples illustrant les vertus de la marche sur l'intellect et la réflexion sont nombreux, d'Aristote à Kant, en passant par Rousseau. Les peintres également trouvent souvent l'inspiration au cours de leur pérégrinations sur le motif. On connaît le fameux tableau intitulé « Bonjour Mr Courbet » qui vaut mieux qu'un long discours.
Pour ma part, lorsque je me promène ainsi, le paysage se confond souvent parfois ma tête avec ceux du peintre anglais John Constable.
Ces panoramas tranquilles, sis dans une paisible quiétude, s'apprécient comme de beaux fruits pleins de saveur. « Rondeur des jours », disait Giono...
On peut y sentir l'odeur de la terre et de l'herbe après la pluie. On peut y percevoir les promesses de jours sereins derrière les nuages illuminés. Ou pourrait même tenter d'y déchiffrer quelques uns des mystères de la Nature tant elle semble s'ouvrir à l'entendement sous le pinceau de l'artiste.
Constable voulait faire de l'art une science capable de nous aider à mieux comprendre la nature. Comme Locke en Philosophie, il espérait dans le domaine de l'expression picturale, appliquer la méthode de Newton : « Pourquoi ne pas considérer la peinture des paysages comme une des branches de la physique, dont les expériences ne seraient autres que des tableaux ? »

Bel objectif, d'autant plus louable qu'il ne nuisit absolument pas à l'émotion. Dans l'histoire de l'Art, Constable reste comme un des pères de l'impressionnisme. Et son talent ne se limita pas à la transposition sur la toile de paysages. Il laissa également quelques portraits. Parmi ces derniers, figure celui de sa femme très aimée, Maria Bicknell. Peint de manière spontanée et libre, ce visage révèle tout à la fois une belle intensité et une grande tendresse. Constable le garda toujours près de lui car sa simple vue disait-il, guérissait tous les maux de son âme...

12 juillet 2007

Sommes nous des boucles étranges ?


Douglas Hofstadter est un esthète de la Logique, une sorte de Pic de la Mirandole des sciences cognitives. Chercheur brillant en intelligence artificielle, il obtint le prix Pulitzer il y a quelques années pour un livre, devenu mythique, constituant une sorte d'hymne à l'auto-référencement de la conscience et à l'indécidabilité des êtres et de leur libre arbitre : Gödel, Escher et Bach (GEB pour les aficionados...).
La sortie récente de son nouvel ouvrage, I'm a strange loop, non traduit encore en français, et la lecture d'un blog très intéressant sur les problématiques qu'il soulève, m'a donné l'occasion de reprendre le GEB. Il m'avait passionné il y a une quinzaine d'années, au moment où je découvrais les applications de l'informatique au raisonnement médical, et où l'on imaginait pouvoir un jour remplacer les médecins par des systèmes-experts...
Dans ce livre épais (800 pages) mais assez aisé à lire grâce à l'insertion de saynètes humoristiques, Hofstadter étale une culture protéiforme, et tente de donner à son propos une portée universelle, en puisant habilement des concepts dans les oeuvres de personnalités éminentes des arts et des sciences. Des canons cancrizans de Jean-Sébastien Bach à la double hélice de l'ADN de Crick et Watson, du paradoxe d'Épiménide au fameux théorème d'incomplétude de Gödel, des savantes illusions optiques du graveur Escher aux vertiges symboliques de Magritte, il fait assaut de démonstrations séduisantes pour tresser les brins d'une guirlande magique. Celle-ci a toutefois une particularité troublante : à la manière d'un ruban de Möbius elle tourne indéfiniment sur elle même tout en n'offrant au regard qu'un seul bord et une seule surface...
C'est en initiant le lecteur à ce genre de boucle étrange, qu'il tente de l'amener à penser que le monde dans lequel il vit est inexorablement enfermé dans un déterminisme implacable. Comme beaucoup d'oeuvres de vulgarisation, c'est séduisant, car simple et complexe à la fois. Comme souvent les formes géométriques, les symétries et et les trompe-l'oeil, c'est même assez bluffant. Mais les raccourcis sont parfois un peu abrupts et surtout hasardeux. Certes Bach fut un maître inégalé dans l'art de la fugue et du contrepoint, mais il paraît vain de réduire la signification de sa musique à ce seul ordonnancement, quasi parfait. Comme il est illusoire de vouloir expliquer l'univers par la seule théorie, très lacunaire, de l'évolution selon Darwin. C'est en quelque sorte confondre la fin et les moyens.
Et c'est peut-être pourquoi, au cours de son périple sans début ni fin, Hofstadter ne parvient pas à évacuer de manière convaincante deux contradictions fondamentales, qui résistent à toutes les pirouettes intellectuelles, aussi brillantes soient-elles : Bien que proposant une explication rationnelle et matérialiste du monde, il suggère malgré tout, qu'une entité réside au dessus de nous, et en accord avec Gödel, qu'elle nous est définitivement inaccessible. Plus ennuyeux, il imagine que nous sommes entièrement déterminés et manipulés par cette entité à la manière des personnages d'un roman soumis au bon vouloir de l'écrivain. Notre libre-arbitre et notre volonté ne seraient en somme qu'illusions.

Or ne donne-t-il pas une définition de ce que pourrait être Dieu en supposant qu'il existe un niveau supérieur à l'homme ? Et dans le même temps, en refusant à ce dernier le libre arbitre, n'enlève-t-il pas à la conscience humaine son existence même ? Et si nous n'avons pas de conscience, comment prétendre que nous sommes manipulés ? Comment même affirmer que nous pensons ?
Ni le personnage de roman, ni la marionnette, ni probablement l'ordinateur, ne s'interrogeront jamais au sujet de leur créateur. Ce serait un non sens puisqu'ils n'ont pas d'existence propre et que la question du libre arbitre les indiffèrent. La magie de l'existence humaine, son drame aussi, c'est justement la conscience qu'elle a d'exister.
Bien qu'il faille être très modeste face à ces questions qui touchent à la métaphysique, on serait tenté de dire que la vision du monde développée par Douglas Hofstadter, pourrait en définitive assez bien rendre compte de la Nature, à condition qu'elle soit dépourvue d'êtres humains ! Mais dans un monde aussi étrange, seul un être humain serait en mesure de faire une telle supposition...

09 juillet 2007

Paul Morand et la Grosse Pomme

Lu l’ouvrage de Paul Morand consacré à New York, qu’il a écrit à la fin des années 20. Belle écriture, sèche, rapide élégante ; une foule de détails croqués sur le vif et quelques aspects que je retiens tout particulièrement.
Cette jolie description notamment qu’il rapporte, l’attribuant à Sarah Lockwood : « New York est un jeune géant de trois cents ans, haut de vingt kilomètres et couché sur le dos ; ses pieds sont à la Batterie, sa colonne vertébrale, si droite, c’est la Cinquième Avenue, ses côtes sont les rues transversales, ses yeux sont Broadway et Park Avenue son foie ; son ventre, les deux gares ; sa tête est à Harlem ; ses bras s’étendent au dessus des rivières ; son argent, il le met dans sa botte, en un endroit sûr appelé Wall Street. Quant à son cœur, il n’en a pas…. ».
Sur le drapeau américain : « Rien ne se prête mieux à la décoration que l’étendard américain, avec ses étoiles sur fond bleu profond et ses belles rayures horizontales de l’époque Louis XVI » ou encore : « Le drapeau étoilé est partout, dans les prétoires, dans les églises, dans les matches, dans les ventes des grands magasins, à la campagne, au haut du mât des bungalows ; quelle fierté à le voir flotter ; et d’ailleurs il est si beau ! »
Sur l’esprit de l’Amérique enfin, qu’incarne New-York : « Un des bonheurs que nous attendons de New York, c’est de vivre là où ni le gaz, ni l’électricité, ni le télégraphe, ni le téléphone, ni les moyens de communication, ni l’éducation ne sont des monopoles d’Etat ou de municipalité, et, grâce à cela fonctionnent. » ou encore : « J’aime New-York parce que c’est la plus grande ville de l’univers et parce qu’il est habité par le peuple le plus fort, le seul qui depuis la guerre, ait réussi à s’organiser, le seul qui ne vive pas à crédit sur son passé ».
La lecture du premier tome du Journal Inutile ne m'a pas donné le même plaisir. Déception : le poids d’abord, du volume de 800 pages, mais également le caractère un peu superficiel et répétitif des annotations. Cet écrivain dont le style est si maîtrisé, si incisif et concis, se perd ici en banalités domestiques, en aphorismes faciles ou en jugements hâtifs. Peu de réflexions abouties. Plutôt des bribes. On reste sur sa faim et en même temps on éprouve assez vite une sorte de satiété.

02 juillet 2007

Un cinéaste bien excentrique


David Lynch est un cinéaste déroutant, capable du meilleur comme du pire. Le ressort de ses films réside tantôt dans l'émotion la plus simple et la plus poignante, tantôt au contraire, dans l'étalage vain de procédés et d'artifices, au service de mystères plutôt frelatés. Avec Blue Velvet, par exemple c'est la seconde option hélas qui s'impose. En dépit d'un délicieux accompagnement musical et d'une affiche séduisante, cette histoire est bien consternante. Derrière une sorte de théâtralisme laqué censé créer une ambiance mystérieuse, le scénario s'avère plat et artificiel. Les personnages sont vides d'émotion et leur jeu est plutôt laborieux. L'ensemble est certes soyeux mais sans accroche.
Pour Mulholland Drive, le cinéaste puise au même tonneau de chimères. La mise en scène est somptueuse, les images superbes, les actrices et acteurs excellents, la musique envoûtante. Pourtant on reste sur sa faim. Car le film qu'on imagine narratif au début, dans le style noir, évoquant l'excellent " LA confidentials ", bascule un bref moment dans la violence décalée genre Tarantino, puis dérape brutalement et définitivement dans le délire le plus total, rappelant " une nuit en enfer " de Rodriguez.
Qu'un film vous déstabilise, voilà qui n'a rien de dérangeant, bien au contraire, lorsque le propos reste captivant. Mais lorsqu'on s'aperçoit que les retournements de situations ne sont que des incohérences accumulées, on finit par se lasser. Le chaos stérile qui règne dans toute la seconde partie de ce long métrage, en limite considérablement l'intérêt. L'impression la plus forte qui s'impose, c'est que D. Lynch avait dans la tête le début de son film, mais hélas pas la fin. Il en fait des tonnes pour tenter de faire croire à la complexité, à l'originalité, multipliant les chausse-trappes, les faux semblants et les pseudo indices, mais tout ceci n'aboutit à rien d'autre qu'à l'exaspération avec laquelle on ressort, après plus de deux heures d'efforts pour comprendre… qu'il n'y a rien à comprendre !
Ces reproches qu'on pourrait adresser également au baroque et déjanté Dune par exemple, à l'insensé road movie Sailor et Lula, ou encore au très anarchique et boursouflé Lost Highway, sont toutefois totalement hors de propos pour deux films vraiment décapants : Elephant Man et une Histoire Vraie. Ce sont assurément les plus bouleversants dans cette oeuvre inimitable (les deux, étant d'ailleurs tirés d'histoires vraies).

A partir d'un sujet scabreux pour le premier, dans une ambiance lourde et austère, filmée en noir et blanc, Lynch tire une fable bouleversante sur la souffrance humaine, sur la misère d'être né différent. Aucun artifice ne vient polluer ce récit dramatique, transcendé par le sublime adagio de Barber qui lui sert de bouleversante toile de fond musicale.
Pour Elephant Man comme pour une Histoire Vraie, le cinéaste, dont on connaît la propension à divaguer, voire parfois à délirer, apparaît ici comme fasciné, captivé par les faits qu'il raconte. Il resserre en conséquence son discours et contraint sa caméra pour capturer sans artifice l'émotion à fleur de peau. Et cela donne de purs et inoubliables chefs d'oeuvres.
Et comme John Hurt, bien méconnaissable, fait une composition extraordinaire dans Elephant Man, Richard Farnsworth incarne le personnage principal d'une Histoire Vraie avec une densité fabuleuse.
Sitôt acclimaté à l'univers décalé de cette épopée singulière, on tombe en effet irrésistiblement sous le charme de ce vieillard entêté qui au soir de sa vie, entame envers et contre tout une stoïque remontée de son passé pour tenter d'en effacer les actes manqués et en apaiser les meurtrissures. Et pour renouer in extremis avec un frère moribond, les liens magiques de l'enfance, brisés par des années de disputes largement arrosées d'alcool.
Ce pèlerinage expiatoire que d'autres feraient sur les genoux jusqu'à la Vierge Noire de Rocamadour, il choisit de l'accomplir, lui, en dépit d'affreux rhumatismes, de manière cocasse et pathétique, sur plusieurs centaines de kilomètres, à cheval sur le seul et unique véhicule à sa portée, une dérisoire tondeuse à gazon.
Cela confère à ce film une simplicité évangélique. On songe parfois, le long de cette longue route, au bord des immensités sauvages, à la solitude sublime qui sous-tend les films de Terence Malick.
Indiscutablement un grand classique, solide et beau comme une tragédie antique.
Rien que pour ces deux joyaux, et en dépit de ses excentricités, David Lynch mérite donc une place à part au Panthéon du cinéma.

30 juin 2007

Apocalypto : voyage au bout de la peur

Mel Gibson est une sorte de vilain petit canard du cinéma. Il est vrai qu'il énerve par ses cabotinages et qu'il peut se montrer parfois sous un jour détestable. Il faut reconnaître toutefois qu'il sait faire des films. Celui-ci est une brillante démonstration de son savoir-faire. On peut n'y voir qu'une aventure trépidante chez les Mayas. Ce ne serait déjà pas si mal car, n'était l'éclipse de soleil rappelant un peu trop Tintin, ce récit dont l'essentiel se déroule au sein d'une nature sauvage et magnifique, est haletant, terrifiant, et remarquablement mené.

On peut également y distinguer un périple initiatique, éprouvant mais illuminé vers les valeurs essentielles. Le héros qui fuit une société cruelle, brutale, ignorante et vaine, tente en courant à perdre haleine dans la jungle, de retrouver une vie simple, associant joies familiales et amour de la forêt. Derrière la théâtralisation de la violence, il s'agit en fait d'une fable écologique, à mi-chemin entre le Candide de Voltaire et le Walden d'Henry-David Thoreau.

L'apocalypse consiste pour l'homme, à savoir surmonter ses peurs et ses aveuglements afin de retrouver le paradis perdu...

25 juin 2007

L'Europe à nouveau sur les rails


C'est un peu l'image que renvoyait l'Europe ces derniers temps : celle d'un train de marchandises, arrêté en rase campagne. Ses wagons étaient toujours attachés entre eux, mais il n'avaient plus ni dessein, ni destination.

Il faut rendre hommage à Nicolas Sarkozy. Moins d'un mois et demi après son élection, il est parvenu à redonner un élan à cette machinerie toujours fumante, mais immobile. Il n'a pas ménagé sa peine. Selon sa méthode, il s'est rendu à tous les endroits où il y avait des frictions. Et surtout il n'a pas éludé la responsabilité que portait la France dans cet échec : « Je comprends les réticences, je suis le représentant d'un pays qui a dit non à la constitution ».
Pour une fois la France a fait profil bas. Pour une fois elle a semblé vraiment tenir compte de l'opinion de ses partenaires et les a respectés. Et pour une fois elle a exprimé une vraie conviction, celle de construire avec ses voisins un avenir commun. Cela fut payant. La partie est encore loin d'être gagnée mais elle est bien engagée. Le climat a paru bon, même détendu. Les échanges ont été directs et pragmatiques.
On n'avait pas vu ça depuis longtemps. Et tant pis pour la constitution. De toutes manières à 27, il était devenu illusoire d'espérer mener à bien un projet aussi complexe.

Avec un peu de chance le mini-traité sera suffisamment simple pour être efficace et suffisamment approfondi pour constituer le socle solide d'une vraie nation européenne...

24 juin 2007

L'homme révolté


Le destin, qui lui faucha brutalement la vie à moins de cinquante ans, a sans doute empêché Albert Camus de livrer sa pensée dans toute sa plénitude. Pressé par le temps, hanté par l'absurdité de l'existence, il jeta pêle-mêle une foule d'idées dans le brûlant chaudron idéologique du XXè siècle, mais son oeuvre prolixe paraît quelque peu déconcertante et désespérée. Pourtant, si son cheminement intellectuel est ardu, il ne manque pas de cohérence. Il sut très vite, grâce à sa clairvoyance et à sa profonde honnêteté, se libérer de l'aliénation des engagements bornés. Et si les illusions déçues, et les désastres humains qui ensanglantèrent le monde lui inspirèrent une certaine propension au nihilisme, il parvint à en tirer sagesse et humilité, plutôt qu'arrogance et certitudes.
Un absolu inhumain car démesuré
L'homme révolté, qui date de 1951 illustre cette attitude courageuse. Il s'agit d'une douloureuse mise au point sur les révolutions, les révoltes et autres folies humaines engendrées par la soif d'absolu. Camus y montre le caractère inhumain de cette exigence, qui oscille entre idéalisme et nihilisme, « tel un pendule déréglé qui court aux amplitudes les plus folles», et finit par mener aux enfers, en s'abîmant dans le terrorisme, la dictature et d'une manière générale dans l'horreur.
Il met en garde d'emblée contre la confusion des sens qui caractérise le nihilisme: « si l'on ne croit à rien, si rien n'a de sens, et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, tout est possible et rien n'a d'importance. »
Par une phrase, devenue célèbre, il montre d'ailleurs que ces dérives naissent autant de l'inversion des valeurs que de leur disparition : « Le jour où le crime se pare des dépouilles de l'innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c'est l'innocence qui est sommée de fournir ses justifications. »
Précisant ensuite sa pensée, il souligne le danger qu'il y a de vouloir donner corps, sans contrôle, aux constructions théoriques de la Philosophie : « Il y a des crimes de passion et des crimes de logique. Le Code Pénal les distingue assez commodément, par la préméditation. Nous sommes au temps de la préméditation et du crime parfait. Nos criminels ne sont plus ces enfants désarmés qui invoquaient l'excuse de l'amour. Ils sont adultes au contraire, et leur alibi est irréfutable : c'est la philosophie qui peut servir à tout, même à changer les meurtriers en juges. »
Dieu et la justice en question
Et puisque le nihilisme et l'idéalisme se conjuguent en règle avec l'athéisme, c'est aussi l'absence de Dieu qui est pour lui en cause : « l'actualité du problème de la révolte tient seulement au fait que des sociétés entières ont voulu prendre aujourd'hui leur distance par rapport au sacré. »
Camus, qui s'attaque avant tout aux idéologies modernes, semble ici occulter les fanatismes religieux. Au spectacle de leur résurgence actuelle, on aurait envie de compléter son propos en suggérant que le mal vient tantôt de ce qu'il n'y a pas assez de dieu et tantôt de qu'il y en a trop.
Avec ou sans Dieu, la révolte exerce cependant un indéniable pouvoir d'attraction, car c'est bien souvent l'injustice qui est brandie comme prétexte : « le révolté « métaphysique » se dresse sur un monde brisé pour en réclamer l'unité. Il oppose le principe de justice qui est en lui au principe d'injustice qu'il voit à l'oeuvre dans le monde. » Et c'est à ce moment que s'enclenche une mécanique infernale, car commence alors « un effort désespéré pour fonder, au prix du crime s'il le faut, l'empire des hommes. »
Esthétique de la révolte
Au long de son enquête, Camus s'attache à extraire de l'Histoire les figures les plus emblématiques de la révolte. Il voit par exemple en Sade, débuter « vraiment l'histoire et la tragédie contemporaines. » Dans l'oeuvre de ce dernier il décèle en effet les ingrédients des totalitarismes à venir : « la revendication de la liberté totale et la déshumanisation opérée à froid par l'intelligence. »
En somme le délire sadique, par sa diabolique organisation, apparaît plus pervers que les constructions éthérées des poètes révoltés qui suivront : Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud...
Et il faudra attendre Dostoïevski et surtout André Breton pour formuler à nouveau une vraie esthétique « littéraire » de la révolte. « l'acte surréaliste le plus simple, dit Breton, consiste à descendre dans la rue, revolver au poing, et à tirer au hasard dans la foule. » Mais ce genre d'affirmations imbéciles ne vise qu'à inspirer quelques têtes brûlées, non un système cohérent.
Quand la Révolte devient révolution
Évidemment les révolutionnaires français figurent en bonne place dans le catalogue monstrueux dressé par Camus. Avec 1789 on entre en effet dans l'application froide et méthodique de la révolte, fondée sur des principes intellectuels. « le Roi doit mourir au nom du contrat social » et les religions et classes établies doivent disparaître, car sources d'injustice. Pour cela, les révolutionnaires, qui s'opposent au début à la violence et à la peine de mort, en viendront à barbouiller leurs nouvelles lois avec le sang du peuple : « les échafauds apparaissent comme les autels de la religion et de l'injustice. La nouvelle foi ne peut les tolérer. Mais un moment arrive où la foi, si elle devient dogmatique, érige ses propres autels et exige l'adoration inconditionnelle. Alors les échafauds reparaissent et malgré les autels, la liberté, les serments et les fêtes de la Raison, les messes de la nouvelle foi devront se célébrer dans le sang. »
Dans l'inventaire sinistre, la palme revient toutefois aux idéalistes athées ou matérialistes, car ce sont eux les pères des grands génocides modernes.
L'apocalypse festive de Nietzsche
Nietzsche bien sûr, « la conscience la plus aiguë du nihilisme ». Camus lui trouve toutefois des circonstances atténuantes car « il n'a pas formé le projet de tuer Dieu. Il l'a trouvé mort dans l'esprit de son temps.»
Si l'on suit le raisonnement, Nietzsche n'est pas un révolté à proprement parler puisqu'il ne fait que remplacer le culte de Dieu par celui de Dionysos, c'est à dire la foi ascétique en un paradis céleste par la fête perpétuelle sur terre. Hélas l'avènement des Nazis s'inscrivait dans cette perspective orgiaque...
En 1950 cette parenthèse démoniaque semble close. Nietzsche; Hitler, Mussolini comme Dieu sont morts et en définitive, c'est à Hegel et Marx qu'il faut remonter pour voir surgir vraiment le spectre monstrueux de la « Lutte Finale ».
Hegel, le bousilleur de vérité
Hegel qui « a rationalisé jusqu'à l'irrationnel », a ouvert la boite de Pandore de toutes les révoltes, en galvaudant sans vergogne la notion même de vérité : « Ceci est la vérité qui nous paraît pourtant l'erreur, mais qui est vraie, justement parce qu'il lui arrive d'être l'erreur. Quant à la preuve, ce n'est pas moi mais l'histoire, à son achèvement, qui l'administrera. » En somme, d'une seule affirmation, terrifiante, Hegel enlève toute limite au processus révolutionnaire et lui confère un dessein inhumain : « Si la réalité est inconcevable, il nous faut forger des concepts inconcevables ».
Le scientisme prophétique de Marx
Dès lors tout devient envisageable. Marx peut énoncer les plus extravagantes prophéties, pourvu qu'elles aient une vague assise scientifique. Dans l'euphorie scientiste, il approprie à la cause toute espèce de preuve, écrivant par exemple à Engels « que la théorie de Darwin constitue la base même de leur théorie. »
Grâce à ces stratagèmes il peut alors affirmer tranquillement que le communisme « est la véritable fin de la querelle entre l'homme et la nature, et entre l'homme et l'homme, entre l'essence et l'existence, entre l'objectivation et l'affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l'individu et l'espèce. Il résout le mystère de l'histoire et il sait qu'il le résout. »
Massacres et asservissement sont les mamelles de la Cause
Et puisque tout est permis, la Cause, définitive et universelle, justifie la soumission totale des individus. Bakounine exige dans les statuts de la Fraternité internationale, « la subordination absolue de l'individu au comité central, pendant le temps de l'action ». Netchaiev va encore plus loin : il décide « qu'on peut faire chanter ou terroriser les hésitants et qu'on peut tromper les confiants. » Tkatchev va jusqu'à proposer « de supprimer tous les Russes de moins de vingt-cinq ans, comme incapables d'accepter les idées nouvelles. » Et Feuerbach consacre le règne du Centralisme Bureaucratique : « le vrai dieu humain sera l'état. »
La mort des idéologies
Mais la prophétie est un échec. Au plan scientifique, les faits s'accumulent peu à peu contre la doctrine. Il faut d'abord « nier les découvertes biologiques depuis Darwin », puis, sous l'égide de Lyssenko, « discipliner les chromosomes », et à la fin, « n'être scientifique qu'à condition de l'être contre Heisenberg, Bohr, Einstein... »
Tout cela devient difficile à tenir, d'autant qu'au plan économique et social, les credo s'affaissent pareillement : « La faillite de la seconde internationale a prouvé que le prolétariat était déterminé par autre chose encore, que sa condition économique et qu'il avait une patrie, contrairement à la fameuse formule. » On connaît la suite...
Certes Camus ne fut pas le premier à écrire tout cela mais en 1950, ils étaient nombreux en France, les intellectuels abusés et pour longtemps encore, par les chimères du marxisme. A l 'heure où certains continuaient de les propager, « pour ne pas désespérer Billancourt », il savait pour sa part à quoi s'en tenir : « la révolution sans autres limites que l'efficacité historique signifie la servitude sans limites. »
Le sens de la mesure
Bien qu'il ne se réclame pas du libéralisme, Camus au terme de son éprouvante et longue enquête, parvient à un point d'équilibre, fait d'humilité et de pragmatisme. Au vertige mortel des grandes idées il oppose, en citant Lazare Bickel, les grandeurs relatives : « l'intelligence est notre faculté de ne pas pousser jusqu'au bout ce que nous pensons afin que nous puissions croire à la réalité. »
Et il tire une magnifique conclusion des vraies données de la science moderne : « les quanta, la relativité jusqu'à présent, les relations d'incertitude, définissent un monde qui n'a de réalité définissable qu'à l'échelle des grandeurs moyennes qui sont les nôtres. »
Camus vient du nihilisme et de l'agnosticisme. Il est épris de justice et de progrès, mais après mûre réflexion, il refuse de les assujettir au Moloch sanguinaire de la révolte. "Entre ma mère et la justice, dit-il, je préfèrerai toujours ma mère".
En un mot, il est humain...