28 décembre 2007

Une belle fin d'année...


L'année qui s'achève, l'hiver qui insinue doucement son froid engourdissant, et au loin les rumeurs d'un monde furieux, qui continue de s'agiter en mortelles vanités et vaines cruautés. Oscar Peterson, un des vénérables patriarches du jazz, qui disparaît comme quelques notes de musique issues d'un piano. Julien Gracq qui éteint en douceur sa petite lumière dans la constellation des écrivains. Je ne sais plus bien si tout cela revêt en somme un sens.
Dans ces moments d'incertitude et d'interrogation, j'aime à me tourner vers la tranquille béatitude artistique. Parmi les enchanteurs de ces instants mélancoliques s'élève la figure douce et fraternelle de John Keats (1795-1821).
Ce poète anglais, arraché à la vie dès l'âge de 26 ans, fut le quasi gémeau de Percy Bysshe Shelley (1792-1822). Comme ce dernier, il consacra sa courte existence au culte de la beauté intellectuelle. La quintessence de son art est d'ailleurs là : « a thing of beauty is a joy forever ». Tout est dit.
Les mots autour n'ont qu'une vocation : entrer en harmonie avec ce principe d'une simplicité biblique.
Ils sont rares et choisis comme s'il étaient des fruits cueillis sur l'arbre de la sagesse.
Mais à les entendre, tout devient si pur, si clair, si évident.

« Tender is the night » : Il ne faut pas avoir peur du noir dit le poète. Et dans la nuit qui enveloppe l'esprit de ses obscurs mystères, il faut trouver en plus de la tendresse, une douceur réconfortante : « O soft embalmer of the still midnight ». Rien n'est inquiétant s'il recèle la beauté.
Keats, c'est un peu Endymion. Il communie avec la Lune. Et cette extase fusionnelle avec le plus pâle des astres est un mélange parfait de sommeil et de beauté. Cette beauté songeuse, silencieuse, immobile, que rien ne peut altérer.
Bien sûr il y a comme une hésitation devant l'éternité. Tout être la perçoit lorsqu'il est confronté à la fin de quelque chose, jugé trop court. Une vie, un rêve, un voyage, une année...
Je livre ici un sonnet de celui qui pensait que son nom « avait été écrit sur l'eau », librement traduit par mes soins, à celles et ceux qui me font l'honneur de passer par ici de temps à autre. Que les derniers jours de 2007 vous soient doux et que de belles espérances commencent dès à présent à peupler l'avenir...

When I have fears that I may cease to be
Before my pen has glean’d my teeming brain,
Before high-piled books in charact’ry
Hold like rich garners the full ripen’d grain;

When I behold upon the night’s starr’d face
Huge cloudy symbols of a high romance,
And think that I may never live to trace
Their shadows with the magic hand of chance;

And when I feel, fair creature of an hour,
That I shall never look upon thee more,
Never have relish in the faery power

Of unreflecting love; — then on the shore
Of the wide world I stand alone, and think
Till love and fame to nothingness do sink.
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Lorsque je sens la crainte de disparaître m'envahir
Avant que ma plume n'ait extrait de ma tête ardente
Toutes les hautes piles de livres, auxquelles j'aspire,
A l'image d'un grenier rempli de grains bien mûrs

Lorsque je contemple la voûte étoilée de la nuit,
Ses lumières symbolisant une universelle romance,
Et que j'imagine ne pas pouvoir vivre assez
Pour bénéficier d'un destin doté d'un peu de chance

Et lorsque je pense, charmante créature éphémère,
Que je ne te verrai bientôt plus jamais
Et que jamais plus je n'éprouverai

Le pouvoir magique de notre indicible passion.
Alors, debout, seul au bord du vaste monde, je comprends
Que l'amour et la gloire, se confondent avec le néant.

21 décembre 2007

Le monde selon Andrew Wyeth


Cet hiver qui commence, froid et vif, avec des ciels de porcelaine, un soleil blanc suspendu juste au dessus de l'horizon et une atmosphère cristalline, nimbant de givre les paysages dénudés, cet hiver pur et clair comme l'âme du Christ me donne envie de parler d'un peintre qui semble venir d'un univers aussi pâle et frissonnant.
Il vit en Nouvelle Angleterre, a fêté cette année ses 90 ans et jouit d'une gloire paisible autant que discrète.
Loin des sunlights il a construit une oeuvre sobre et superbe. Une de celles qui sont faites pour durer, dans les coeurs d'êtres doués de raison autant que d'émotion. Elle parle d'un pays austère et sec où le destin se bâtit silencieusement, à force de volonté et d'abnégation. Où l'on respecte avec pudeur le monde qui vous entoure et ou chaque être et chaque objet, même le plus humble, possèdent une âme.
Ce peintre, Andrew Wyeth, est un Américain tranquille qui paraît vivre au rythme d'autrefois. Mais son oeil aiguisé sait voir la beauté là où on ne l'attend pas. Il l'extrait du quotidien en apparence le plus anodin avec une habileté et une tendresse extrêmes.
Enfant d'une civilisation vouée au progrès technique et au bien-être matériel, il témoigne de l'esprit qui continue d'animer le Nouveau Monde, les vestiges oxydés mais encore vivaces de la stoïque et rude simplicité des émigrants qui peuplèrent ces contrées riches d'espérances et de désillusions. Il montre l'Amérique sous un jour inhabituel. Sous son pinceau, elle est rustique, modeste, et dénuée de fastes futiles ou éphémères.

Il y a une indicible noblesse dans les personnages qu'il montre, il y a une inexprimable sérénité dans les paysages. Et il y a la matière, qu'on pourrait toucher, et qui, avec ses rugosités, ses imperfections, sa patine, vous parle de ses liens mystérieux avec la chair et avec la pensée.
A l'aide de l'aquarelle, de la gouache ou de la tempera, Wyeth dépose sur le papier une réalité fragile mais très prégnante. Elle n'a rien de révolutionnaire, rien d'idéologique, rien d'aguichant ni de racoleur. Mais elle attire le regard car elle suggère en même temps qu'elle dépeint. Chaque tableau est un tout qui signifie beaucoup plus que ses apparences.

Une jeune fille paralysée par la polio, comme abandonnée, allongée dans une vaste étendue d'herbes sèches, et qui se redresse sur ses bras décharnés en regardant vers une maison qui semble s'enfuir au loin, c'est « le Monde de Christina ». C'est une situation banale mais dont la représentation exhale une délicate métaphore de la solitude, de l'effort et un secret espoir de salut, derrière la monotonie triste du temps.

Il y a quelques semaines le président Bush a honoré Andrew Wyeth en lui remettant la médaille nationale des arts : « for a lifetime of paintings whose meticulous realism have captured the American consciousness, and whose austere vision has displayed the depth and dignity of American life. »

20 décembre 2007

Le cirque Kadhafi


Ouf, il est passé ! A l'évidence, il a fait la joie des petits et des grands... médias ! Pas un qui n'ait relaté par le détail les moindres instants de ce voyage savamment orchestré. Pauvres spectateurs impuissants de ces exhibitions braillardes, nous avons été gavés jusqu'à l'écoeurement par les rodomontades grotesques des tartufes de la morale en chambre.
Tous ces commentateurs zélés, bourrés de faux scrupules, courant aux basques du Guide qui affichait lui, sa splendide indifférence, ça valait son pesant de cacahuètes. Dans ce théâtre de marionnettes, ce fut édifiant de voir les mimiques tantôt ébahies, tantôt réprobatrices des sainte-nitouche au passage du grand padischah. Sa visite de Versailles, habillé comme un moujik de Sibérie, fut un des clous de ce barnum insolite.
Mais qui les obligeait donc, ces vertueux porte-voix de l'actualité, à donner un tel retentissement à un événement qui les choquait en apparence si fort ?
En vérité, beaucoup ont des indignations sélectives et surtout à retardement. Le colonel Kadhafi fut sans doute une menace autrefois. Chacun sait son soutien actif au terrorisme pro-palestinien pendant les années 80. A l'époque, les Etats-Unis cherchaient à l'empêcher de nuire et faillirent même réussir. Mais de l'aveu de celui qui était alors ministre des Affaires Etrangères, Roland Dumas, la France fit capoter l'opération montée par l'administration Reagan, en refusant au dernier moment le survol de son territoire par l'US Air Force... Résultat de cette brillante stratégie, Kadhafi eut le temps de se carapater. Seuls quelques militaires et sa fille adoptive périrent. Probablement décida-t-il de se venger. Deux attentats s'ensuivirent, à Lockerbie en 1988 (270 morts) et au Niger en 1989 (170 morts dont 54 Français).
Aujourd'hui, certes l'homme n'inspire toujours guère la sympathie, mais indéniablement il n'est plus ce qu'il a été. Son pays est loin d'être une démocratie, mais il est sur une meilleure voie que beaucoup d'autres dans la région. Il ne représente plus pour le monde un danger mais un espoir. Il est donc vraiment un peu tard pour s'égosiller contre lui, et ces récriminations semblent bien vaines voire contre-productives.
Heureusement dans l'univers superficiel qui vit de la chasse au scoop, un titre remplace vite l'autre. Après Kadhafi à Versailles, voici Sarkozy et Carla à Disneyland. Et on va crier naturellement à la peoplisation de la politique...

16 décembre 2007

Attention, culture en péril


Un joli pavé dans la mare, l'article de Don Morrison dans le numéro de Time Magazine Europe, paru le 3 décembre.
Son titre provocateur « La Mort de la Culture Française » a fait son petit effet. Nombre d'émissions, de blogs, de chroniques ont relaté l'évènement, le plus souvent pour s'en offusquer, ou bien pour en contester le bien fondé
Pourtant, d'un constat même sévère, ne pourrait-on tirer quelques leçons ?
Car l'auteur, qui ne semble pas ennemi de la France, ne déplore pas tant le manque de créativité que son peu d'ambition et son incapacité à s'exporter : plus de 200 films par an, 700 livres par rentrée littéraire, des pléiades de chanteurs, mais pas grand chose à sortir des frontières de l'hexagone. Il serait idiot de contester les chiffres, ils s'imposent d'eux-mêmes.
Pour autant, les raisons de cette faiblesse bien que triviales, ne sont pas forcément désespérantes ou définitives.
Bien sûr le fait que le français ne figure plus qu'au 12è rang des langues les plus parlées dans le monde est une réalité difficile à contrecarrer. Mais il n'est pas certain que cela soit la cause essentielle du désastre actuel. Le rayonnement français de jadis dépassait largement les seuls pays francophones et c'était précisément la french touch qui était appréciée.
Pour Morrison, il faut surtout prendre en considération la tendance en France depuis maintenant plusieurs décennies, qui consiste au repli méprisant sur soi et au dénigrement quasi systématique de toute oeuvre récompensée par un succès commercial. A cause de cet entêtement idéologique à refuser toute « marchandisation » de la culture, à cause de ce refus obstiné de prêter attention à ce qui plaît, la France s'est enlisée dans une sorte de nombrilisme austère. Facteur aggravant, elle donne des leçons à tout le monde comme si seule elle détenait la vérité.
Parallèlement, sous l'effet de cet intellectualisme quelque peu hermétique, dont l'origine se situe clairement « à gauche », l'emprise étatique n'a cessé de croître. Non contente d'entretenir à grand frais un absurde ministère de la culture, riche de 11200 employés, la France consacre en subventions culturelles 1,5% de son PIB (contre 0,7 en Allemagne, 0,5 en Angleterre et 0,3 aux USA). Toujours à cours d'argent, l'Etat dans son zèle à « redistribuer les richesses », pompe en taxes 11% des recettes de l'industrie cinématographique. Et il s'échine à maintenir envers et contre tout, le principe vain de « l'exception culturelle », jusqu'à imposer aux chaînes de télévision et de radio, un ratio de productions autochtones, d'au moins 40%. Or ces mesures protectionnistes n'endiguent en rien le déferlement des cultures étrangères et ne peuvent que pénaliser l'exportation de la nôtre dans les autres pays.
Combien faudra-t-il de temps pour admettre cette évidence criante ?
La volonté du nouveau président de la république de démocratiser davantage la culture et d'encourager le mécénat privé va sans nul doute dans le bon sens. Ses efforts pour donner plus d'autonomie aux universités jusqu'alors asservies à la seule Culture d'État, s'inscrivent dans le même dessein louable. En montrant aux Américains et au monde, un visage de la France un peu moins arrogant, il fait également oeuvre utile.
Mais voyez le tollé des gens bien intentionnés ! Voyez ces foules vociférant contre ce qu'ils appellent une braderie du patrimoine culturel ! Voyez par exemple les protestations à l'encontre du projet du Louvre d'Abu Dhabi, au simple motif que ça pourrait rapporter de l'argent...
Pour Bernard-Henri Levy, qui cherche un angle d'attaque original (Le Point 13/12/07), il ne s'agit pas de savoir si le constat est vrai, il ne s'agit pas de se dresser sur ses ergots en hurlant « à l'honneur national bafoué ». S'imaginant beaucoup plus subtil, il tente de déjouer la critique en montrant qu'elle est avant tout le fruit de préjugés anglo-saxons. Et sous la plume de celui qui se défend d'en être un colporteur, les bons vieux arguments de la dialectique anti-américaine reviennent en foule : selon lui, les Américains par nature, croient que la force d'une culture se mesure en audience, et ils sont si certains d'avoir raison, et ignorants du reste du monde, qu'ils ne jugent nécessaire d'évaluer cet impact que chez eux ! Les Américains comme chacun sait, sont des êtres vénaux et simples d'esprit, donc ils ne peuvent penser l'art autrement qu'en terme d'industrie et rejettent tout ce qui est compliqué à l'entendement. Dans leur logique de consommation niaise, la culture doit être accessible à tous et surtout sans délai. Bref, ils ne connaissent rien au sujet et leur critique est donc sans objet. CQFD.
Par un remarquable raccourci vengeur, BHL achève sa diatribe en assimilant le sort de la culture française à celui qui attend sans tarder son alter ego américaine. Selon lui c'est évident : tant d'attaques sur notre pays révèlent « une forme déplacé d'une panique qui ne s'avoue pas mais qui se manifeste à chaque ligne ». Bref, à le croire, les Américains ont peur de leur déclin imminent... Pauvre BHL, il ne parvient donc toujours pas à sortir des sentiers battus.
Il y a plus fort que la réaction somme toute assez prévisible de Bernard-Henri Lévy.
Autour de Guillaume Durand, dans l'émission « Esprits Libres », on a discuté ferme du sujet le 14 décembre. Mais davantage que la controverse, ce fut la méconnaissance du problème qui frappait, en écoutant les invités. Il fallait voir la surprise consternée sur les visages lorsque Florent Pagny révéla humblement que jamais au cours de ses voyages il n'entendait parler d'artistes français, à l'exception de .... Nana Mouskouri et Charles Aznavour !
Le sommet de la cuistrerie fut toutefois atteint lorsque le metteur en scène Jean-Michel Ribes déclara à propos de la faible pénétration de la culture française aux Etats-Unis, que ce n'était pas bien grave car l'inquiétude serait au contraire de rayonner sur le Middle-West américain...
Décidément, il n'y a pas plus idiot que celui qui ne veut pas comprendre.

06 décembre 2007

Ivresses



Je m'interroge souvent sur l'attitude que doit adopter la Société vis à vis de l'usage de ce qu'on appelle communément les « drogues ».
Etant libéral par nature, j'imagine qu'il est sot et vain d'interdire à des gens responsables des expériences dans ce domaine. Nombre de personnes éminentes et respectables ont essayé les paradis artificiels sans causer de tort à personne, et n'ont pas craint de relater publiquement leurs impressions : Ernst Jünger, Aldous Huxley, Charles Baudelaire, Thomas De Quincey, Edgar Poe, Henri Michaux, Pierre Loti, Jean Cocteau, Claude Farrère...
Les drogues, mystérieuses, envoûtantes constituent souvent de merveilleux médicaments. Elles permettent de lutter contre la douleur, et donnent l'apaisement à ceux qui souffrent désespérément. Et si on les considère comme une source de sérénité pour l'esprit, ou comme un moyen d'élargir la fameuse porte des perceptions, il n'y a pas lieu de les rejeter comme choses maléfiques, définitivement proscrites ni même d'en faire un tabou.
La vie est courte et les occasions de s'élever sont si rares qu'il semble bien légitime d'essayer les provoquer. « Rarely, rarely comest thou spirit of delight », se lamentait Shelley...
Les drogues à mon sens s'apprécient un peu comme les parfums des fleurs. D'ailleurs elles leur sont souvent liées. Elles doivent sublimer la réalité, jamais l'occulter. Ce qui est fascinant, c'est l'idée de se doter de nouveaux pouvoirs sensoriels et spirituels, tout en gardant une pleine conscience de son existence. De s'affranchir de certaines pesanteurs liées à la matière et à la médiocrité du quotidien.
Car entre autres vertus, l'ivresse possède souvent la caractéristique de transcender la durée. Jünger* l'affirmait : « dans l'opium vous disposez d'un temps inouï, une nuit peut durer mille ans. L'homme qui possède du temps est un homme libre ». L'opium pourrait donc constituer une sorte d'épanouissement...
Mais sitôt dit cela, il faut bien convenir que deux périls gigantesques menacent celui qui tente d'ouvrir la Porte : perdre le sens du réel, et s'abîmer dans l'accoutumance. Dans les deux cas, c'est la descente aux enfers qui attend l'imprudent voyageur. Et le retour est quasi impossible. On sort rarement indemne d'une telle déchéance et les exemples de ce genre de malédiction pullulent hélas.
L'approche des drogues ne peut donc se concevoir que dans une perspective où à chaque instant, on veille à rester maître de soi-même. Il faut rejeter catégoriquement toute ivresse qui ferait perdre l'esprit. Qu'y a-t-il d'ailleurs à espérer n'être plus soi-même ?
Pour ces raisons, personnellement, je n'apprécie que très modérément les effets de l'alcool. Le spectacle de gens perdant totalement la raison, se livrant à des actes ridicules, grotesques ou délictueux, et ne se souvenant plus le lendemain de leurs frasques, m'effraie.
L'alcool ne procure au mieux qu'une éphémère levée des inhibitions. Au surplus, l'euphorie est rapidement suivie dans mon cas par une sorte de capharnaüm intérieur : une griserie anarchique, désordonnée, qui s'empare à la fois du corps et de la pensée, qui cède peu à peu la place à une sorte de barre lourde, qui broie lentement la tête, provoque la nausée et fait tanguer le monde comme lors d'un mauvais voyage sur une mer agitée, froide et grise. Au bout du compte, mon crâne éclate et je ressors vidé, un peu honteux et insatisfait.
Pour tout dire, mon expérience des drogues est limitée : à part quelques inhalations d'éther, de Nitrite d'Amyle, elle est faite essentiellement de Zamal. Ce dernier n'est rien d'autre que la Marijuana qu'on appelle ainsi dans l'île de la Réunion où elle pousse aussi facilement que du chiendent. Pendant les quelques mois que dura mon Service National, il y a 25 ans, j'avoue m'être adonné assez régulièrement à ce plaisir illégal. Comme quoi l'armée mène à tout !
L'expérience ne combla pas vraiment mes espérances. En dépit de sensations très agréables, d'une douce euphorie, et de séances hilarantes, je ne fus pas touché par la grâce qui m'eut permis d'écrire des poèmes ou de réaliser des dessins inspirés.
Ce n'est pas qu'on n'éprouve aucune idée, mais hélas tandis qu'on est sous l'emprise de la substance, plus rien ne paraît important hormis l'extase, et surtout pas l'effort surhumain qu'il faudrait faire pour s'asseoir à une table et tenter de coucher sur le papier tout ce qui passe par l'esprit. De toute manière, il est clair que la drogue, qui illumine le champ du réel, ne procure en aucune manière le génie...
Tant que j'étais au milieu de l'Océan Indien, j'aurais volontiers succombé aux délices de l'opium. Autrefois la Réunion et l'île Maurice, qui comptent dans leurs populations beaucoup de personnes d'origine chinoise, recelaient de nombreuses fumeries plus ou moins clandestines. Aujourd'hui elles semblent avoir disparu.
N'ayant pas ressenti personnellement les effets du pavot, je prends la liberté de relater ici les impressions de mon grand père maternel qui fut officier en Chine au début du XXè siècle, telles qu'il les décrivit dans ses souvenirs. Sa carrière militaire répondait avant tout à un besoin d'aventure. Il n'est donc pas étonnant que sa curiosité l'ait poussé à tenter l'expérience. Je ne l'ai hélas pas connu, mais je sais qu'il n'avait rien d'un mystificateur et qu'il était d'une grande droiture. Son témoignage m'a ému car il m'a démontré qu'avec de la volonté et une bonne connaissance de soi-même, on pouvait aisément franchir les limites des convenances.



« J’ai quelquefois fumé l’opium, en Chine, en Cochinchine et même à Madagascar. Et malgré tout le mal que disent des fumeurs les gens qui ne les connaissent pas, je déclare que je ne m’en repens pas. Il est vrai que j’ai toujours pu me défendre d’une absorption de ma vie par cette drogue. Jamais l’opium ne m’a empêché de monter à cheval, de travailler et de chasser des journées entières.
Les vrais fumeurs d’opium ne sont jamais ni des farceurs, ni des noceurs, ni des fanfarons de vices; on n’y rencontrerait pas d’ivrognes. Ils se recrutent parmi les gens d’une distinction à petit bruit, les personnages enclins à l’intellectualisme, à la philosophie, aux conversations à mi-voix, et aussi et surtout, à la rêverie en solitaire. Le plus souvent ils fument seul; la fumerie à deux se justifie par la présence d’un invité, lui-même fumant, ou bien parce qu’on ne veut pas faire soi-même ses pipes.../...
Le regard se fixe sur la petite boule mordorée qui virevolte au dessus de la lampe, le corps s’allège et se détend comme si la fumée lui avait enlevé une partie de son poids, les narines se dilatent à l’odeur tiède, pénétrante et tout doucement enivrante de la fumerie. On sent l’effet de l’opium se répandre par tout le corps comme un velours. La vie se ralentit et se concentre autour de la petite flamme jaune. Le décor de la pièce s’estompe et va finir par se dissoudre dans la pénombre environnante, pas un bruit, ni dehors, ni dedans, que le léger grésillement de la pipe qui se consume sous l’aspiration du fumeur: c’est l’état de grâce qui commence.
Alors disparaît, comme par enchantement, toute impression de fatigue physique. J’ai souvent fumé après une journée passée à cheval et deux pipes suffisaient à m’enlever toute trace de courbature. J’étais plus dispos qu’au matin. C’est, en mieux, l’effet d’un bain tiède. On se sent devenir immatériel, comme si l’on n’avait pas de corps, plus de vêtements, plus rien d’autre qu’un esprit détaché de toutes les contingences d’ici-bas. Les sens réalisent ce paradoxe d’être à la fois assoupi et aiguisé: assoupi, parce qu’on se trouve dans une sorte d’état de sur-veille qui fait qu’il est impossible de se rendre compte si on sommeille ou si on veille; aiguisé, parce que la pensée se creuse, s’affine, s’hypertrophie comme dans un rêve qui ne serait jamais absurde.
L’opium ne s’accommode guère des excités; il se venge d’eux en les rendant malades; c’est un vice de gens réfléchis, bien élevés, discrets et de tendances spiritualistes; c’est le plus intellectuel et le plus philosophique des vices. Le vrai reproche qu’on puisse lui faire, à mon avis, c’est de finir par absorber son homme au point de le rendre incapable de s’intéresser à autre chose qu’à sa fumerie.
On prétend que rien n’est difficile et aléatoire comme de désintoxiquer un habitué des paradis artificiels, qu’il y faut des mois, des dosages et des précautions infinies. Eh bien, j’ai fumé plus de deux mille pipes d’opium en quatre ou cinq ans de pratique, et je m’en suis déshabitué tout seul, du jour au lendemain, sans aucun secours et sans en souffrir le moins du monde. Il est vrai que ma vie n’a jamais cessé d'être active... »
* Entretiens d'Ernst Jünger avec Frédéric de Towarnicki
** Souvenirs. Michel Alerme

27 novembre 2007

Les Variations Goldberg



Trente variations derrière un doux prélude
S'élèvent en chantant dans le cœur de la nuit.
L'esprit soudainement délivré de l'ennui
Se laisse gagner par une étrange quiétude.

Car il n'est rien de beau que la musique élude
En cette mélodie au sens universel,
Et des tréfonds de soi jusqu'aux confins du ciel
Elle agit comme un baume empreint de certitude.

L'infini se contracte et devient transparent.
Il se mêle à la vie, formant une rivière
Et son cours indicible est calme et rassurant.

Chaque note dans l'âme allume une lumière
C'est l'éternité dans cette fantasia,
Qui s'enfuit portée par une ultime aria...

26 novembre 2007

Les obscurs fondements de la haine


On apprenait ces derniers jours l'inculpation pour crimes contre l'Humanité, de l'ancien vice-premier ministre et surtout président du Présidium d'Etat du Cambodge, Khieu Samphan.
Plus de 30 ans après les faits, on peut se demander si un procès est encore utile. Le vieillard n'est plus que l'ombre du bouillonnant révolutionnaire d'antan. Le rire sauvage et carnassier a laissé place sur son visage décomposé, à une moue molle et dédaigneuse. Il est malade et se déplace avec peine. Comment pourrait-il donc encore nuire ?
Mais si l'on peut estimer aujourd'hui qu'un procès est bien dérisoire, c'est pour mieux se demander comment de tels individus ont pu continuer à jouir d'une totale liberté depuis leurs forfaits ? Comment ces gens qui en moins de 4 ans ont massacré le tiers de leur pays sont parvenus à se faire oublier si longtemps ?
Il y a des mystères troublants...

Faut-il revenir sur cette sombre histoire où sous les yeux d'un Occident lâche et complaisant, un peuple fut massacré, ruiné, humilié ? Faut-il rappeler que ces insurgés qui s'emparèrent du pouvoir à Pnomh Penh en 1975, sortaient tout droit des universités françaises ? Qu'ils y avaient appris sous un jour enchanteur les vertus supposées de la révolution et de la dialectique marxistes ? Et qu'ils avaient été encouragés à mettre en pratique ces monstruosités, par les plus hautes sommités intellectuelles de l'époque ?
Oui car ils le firent avec un zèle hallucinant.
Chez les révolutionnaires du « Kampuchea démocratique », tout était froidement calculé, planifié.
En 1977 Khieu Samphan était fier de déclarer : « Nous devons exterminer l’ennemi. Tout doit être fait avec ordre et à fond. Il ne faut pas se laisser distraire mais continuer le combat en supprimant toute apparence d’ennemi en tout temps. »
Pour avoir une idée des abominations de cette époque,
on ne saurait trop conseiller de revoir l'admirable et bouleversant film de Roland Joffé, la Déchirure (The killing Fields)
Aujourd'hui Khieu Samphan, ce monstre sans âme démontre qu'au surplus, il est veule. Il n'a toujours pas conscience de l'énormité de ses crimes et ne regrette en la circonstance que sa « naïveté ». Pire, il tente misérablement de minimiser son action passée. « Mon rôle était largement honorifique. Dans les faits, j'assumais plutôt un travail de bureau » bafouillait-il médiocrement dans un entretien au Figaro en 2004 !
Lui qui fut l'instigateur de cette révolution, qui la mit en oeuvre de bout en bout, qui assuma les plus hautes responsabilités gouvernementales pendant cette sinistre période, et qui ne fut jamais inquiété par les purges sanglantes décimant régulièrement les rangs même du Parti, lui qui commanda sans aucun doute possible toutes ces atrocités, il voudrait faire croire qu'il n'était en somme qu'un grouillot !
Mais plus que la mesure du poids des responsabilités pesant sur un homme, ce qui fascine dans cette affaire, c'est l'indulgence dont on fait preuve encore de nos jours pour le socialisme. Cette idéologie a inspiré toutes les horreurs qui ont ensanglanté le XXè siècle. Du nazisme au stalinisme, du trotskisme au maoïsme, du Vietnam au Cambodge, de la Corée à Cuba, le socialisme partout apporte la misère et la désolation.
Certes il se montre parfois sous un visage plus présentable, en apparence inoffensif, toujours paré des beaux idéaux d'égalité et de justice sociale. Mais si le poison pur tue net, une seule goutte suffit à pervertir le moindre breuvage. Dans le règne des idées, il en est de même. On peut penser que la plupart de nos systèmes politiques sont heureusement suffisamment robustes pour résister à ces effets néfastes. Mais à bien y réfléchir, à défaut de celle du prolétariat, la dictature des principes empoisonne bel et bien à petit feu nombre de problématiques très actuelles. Qu'on pourrait espérer résoudre dans de bien meilleures conditions si le seul souci d'objectivité prévalait...

17 novembre 2007

L'esthétisme glacé de Stanley Kubrick


Entre deux tranches de révolution russe, dans lesquelles le bolchevisme passerait presque pour une douce praline, et une resucée aigre de repentance, sortie des barils usés de la « collaboration franco-allemande», Arte distille en ce moment une grande rétrospective consacrée à Stanley Kubrick (1928-1999).
Le mélange très kitsch des genres, qui constitue la marque de fabrique de la petite chaîne culturelle, donne l'occasion de réévaluer l'importance réelle de ce réalisateur hors norme. Et de constater hélas comme a mal vieilli cette oeuvre dans l'ensemble assez boursouflée.
Si l'on résume la période Noir et Blanc du cinéaste au film le plus célèbre, Docteur Folamour, on ne peut être qu'affligé. Bien qu'il soit encore souvent qualifié de « farce irrésistible et désopilante », avec le recul du temps il relève surtout de la caricature grotesque. Le triple jeu de Peter Sellers est ridicule. Le savant fou est particulièrement gratiné dans le genre. Si certains parviennent à rire aux érections intempestives en forme de salut hitlérien, du bras mécanique, ils ne sont vraiment pas difficiles. Bref objectivement, l'ensemble se hisse à peine au niveau d'une pochade telle Mars Attacks, en beaucoup plus prétentieux...
On pourrait évidemment s'appesantir davantage sur les autres réalisations de cette première période. Certaines ont des qualités (Ultime razzia notamment), mais elles ont de toute manière largement été éclipsées par les films tournés en couleur.
En dépit du caractère assez hermétique du message qu'ils véhiculent en règle, ces derniers ont tous été largement encensés à la fois par la critique et par le public.
En gloire, 2001, l'Odyssée de l'Espace est probablement celui qui domine cette production. Près de 40 ans après sa création il garde une place éminente dans les mémoires. Pour un film de science-fiction c'est une prouesse exceptionnelle. La réalisation extrêmement soignée, la crédibilité des décors et de l'intrigue, qui n'exclut toutefois pas la dimension philosophique voire métaphysique, le choix judicieux de l'ambiance musicale, tout se conjugue pour faire de ce film un véritable chef d'oeuvre.
A côté de ce spectacle impressionnant, les autres longs métrages paraissent presque falots, à l'exception notable de Shining, totalement sublimé par la composition extraordinaire de Jack Nicholson. Mais ni la violence théâtralisée d'Orange Mécanique, ni la beauté glacée de Barry Lyndon, ni les outrances de Full Metal Jacket ne parviennent à ébranler le mythe de l'aventure cosmique de 2001. Il y a trop d'artifice et de complaisance dans le premier, de mièvrerie et de longueurs monotones dans le second, et pas assez d'humanité ni de hauteur de vue dans le troisième.
C'est en somme un peu la faiblesse de Kubrick. Incontestablement il possédait une grande maîtrise technique, un style original et une vraie vision esthétique, mais il lui manquait la sensibilité qui lui aurait permis de leur conférer une vibration émotionnelle. Son art, qui consista le plus souvent à adapter à l'écran des livres écrits par d'autres, reste ainsi souvent froid, sans âme, comme désincarné. Le pire étant hélas son dernier opus Eyes Wide Shut dont le propos oiseux s'enlise interminablement dans une mélasse rococo de fort mauvais goût.
Stanley Kubrick restera donc au moins l'homme qui donna au film de science fiction ses lettres de noblesse. Ce n'est déjà pas si mal. D'ailleurs, le silence intersidéral convient en somme assez bien à ce cinéaste dont la destinée solitaire et ombrageuse n'est pas sans évoquer le loup de Vigny : « A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse, seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse »

16 novembre 2007

In memoriam Norman Mailer


Norman Mailer (1923-2007), représente à lui seul, tout un courant de pensée très répandu, celui de la gauche bourgeoise occidentale, bien pensante mais dévorée par la mauvaise conscience. Il illustre ainsi en quelque sorte paradoxalement l’anti-américanisme autochtone dont les héritiers comptent actuellement des gens comme Noam Chomsky ou Michael Moore. C’est probablement un peu en raison de cette auto-flagellation permanente qu’on l’adore à l’étranger et tout particulièrement en France, dans les milieux « branchés ».
Bien sûr, il n’y a rien d’obligatoirement choquant à émettre une opinion négative sur son propre pays. Mais le caractère systématique, quasi prévisible, des diatribes finit paradoxalement par renforcer indirectement la thèse inverse à celle soutenue au départ. Le vrai risque est peut-être même de déclencher par effet de balancier, un mouvement en sens contraire tout aussi outrancier que le sien.
Mailer, sous des allures « progressistes », condamna en réalité son talent à végéter dans un jus acre, mélange de mauvaise foi et de mauvaise conscience. Il s’exprima avant tout par l’art de donner des leçons malgré (ou pour masquer) l’erreur quasi permanente dans laquelle il s’obligea en quelque sorte à évoluer, vus les préjugés à partir desquels son jugement se construisait.
Reprenant un pont-aux-ânes hélas classique (interview pour la chaîne de TV NBC en 1999), il révéla avoir été profondément influencé par Marx, faisant des théories du barbu doctrinaire le centre de gravité de toute pensée. Cela le conduisit, par une étrange hémianopsie, à occulter définitivement quantité de penseurs plus pertinents, automatiquement qualifiés de déviants.
Sa vision manqua singulièrement de perspective et presque invariablement son opinion resta au ras des choses.
Il haissait les « bons Américains », ceux-la même qui malgré leurs défauts ont fait de l’Amérique ce qu’elle est, mais il fut un peu court dans les propositions alternatives. Pas de projet, guère d’aspiration précise et l’obligation de faire machine arrière, à chaque fois que le cours des évènements lui donna tort. Et les désaveux furent nombreux dans son parcours intellectuel ! Exemple, pour mieux porter son idéal de Gauche, il fut candidat à la mairie de New York, dont il qualifia lui-même les habitants de « gens biens » ; résultat, il fut battu à plate couture, ne réunissant qu’à peine 6% des suffrages.
Il se prétendit avant-gardiste mais il réussit à s’attirer les foudres des mouvements féministes, en raison de propos maladroits voire, de son propre aveu, idiots. Pire, il faillit même assassiner sa propre femme d'un coup de couteau un soir de beuverie (la seule action qu'il avoua regretter)...
Ses prises de position très critiques face au système judiciaire de son pays témoignèrent également du caractère hasardeux de son jugement. Il usa par exemple de toute son influence pour obtenir la libération conditionnelle d'un voyou, un certain Abbott, lequel ne trouva rien de mieux à faire que d’assassiner un homme de sang froid quinze jours après sa sortie de prison !
Pour s’excuser, l’écrivain utilisa alors des arguments qui font insulte à son intelligence tant ils sont éculés. C’est naturellement la société qu’il jugea responsable de ne pas avoir su « accompagner » l’individu, pour permettre sa réinsertion harmonieuse. Lui même ne nia pas d’ailleurs, sa propre responsabilité ! Il pensait que « cela se passerait bien » !
Il recommença le même type d'erreur lorsqu'il prit, de manière lyrique et quelque peu ampoulée, la défense de Gary Gilmore à la fin des années 70 (Le Chant du Bourreau). Faisant fi des sanglots attendris de l'écrivain qui prétendait plaider sa cause, le condamné choisit résolument, non sans panache, non sans courage, la peine de mort plutôt que l'emprisonnement à vie...
En matière de politique internationale, sa clairvoyance ne fut guère meilleure. Revenant en 1984 d’URSS, Mailer avait acquis la conviction que cette dernière était inoffensive, car les gens étaient « fatigués, déprimés et incapables de faire la guerre ». Au moment où les Soviétiques hérissaient la frontière est-allemande de missiles SS20, et où ils occupaient sauvagement l’Afghanistan, ses propos avaient quelque chose de comique. Rarement époque fut plus dangereuse, mettant face à face un gigantesque conglomérat lézardé, ruiné mais surarmé d'un côté, et une Europe avachie dans la prospérité et le pacifisme de l'autre.
En somme, Mailer fut constamment déchiré, il aimait son pays et dans le même temps il reconnaissait le détester. Il ne supportait pas l’american way of life, mais ne pouvait s’en passer. Il fut en quelque sorte la mouche du coche, inutile et horripilante. Certes, il vénèra tout de même Kennedy, et lui attribua quantité de qualités, mais il lui fut d’autant plus facile de les citer qu’elles ne purent jamais se manifester par des réalisations concrètes, vu la brièveté de son mandat ! Il ne s’appesantit pas naturellement sur les frasques de sa vie privée, sur la désastreuse opération de la Baie des Cochons, ni sur les raisons qui le poussèrent a entraîner son pays dans le bourbier de la guerre du Vietnam…
En revanche, pas un président républicain ne trouva grâce à ses yeux partisans; Nixon fut qualifié d’habile gangster, Reagan était « creux comme une calebasse »…
Où donc résida son talent de visionnaire ? Il fut habité par une aigreur perpétuelle, ridiculisant tout ce qui portait une aspiration. Il aimait humer le fumet des décompositions, respirer l’odeur de l’abjection ; il avait comme une délectation morbide pour la fange (son tout dernier ouvrage sur Hitler, "Un Château en Forêt" en témoigne encore).
Il imaginait que tout n’est
dans ce bas monde, que complots, calculs et manigances. A cause de celà, il passa à côté des réalités, les découvrant toujours après coup, dans le rétroviseur. Ou bien jamais. A 84 ans, quelques semaines avant sa mort, il restait persuadé que le communisme était un danger inventé de toutes pièces par son pays en mal d'ennemi ! Tout comme l'islamisme de nos jours, pour servir d'alibi à la « guerre sainte » de George Bush ! Il osa même qualifier les attentats du 11 septembre 2001 « d'égratignure sur la carapace » de son pays au motif qu'ils ne firent que 3000 morts sur 300 millions d'habitants !
Mailer s’est beaucoup impliqué dans la vie intellectuelle et politique de son pays, mais de son œuvre touffue et pestilentielle, il risque fort de ne rester que quelques débris fumants, sans grande utilité pour comprendre l’histoire.

13 novembre 2007

Honneur à Charles Lindbergh

C'est un fait qui réunit un quasi consensus dans les cénacles de la Pensée Unique : le célèbre aviateur Charles Lindbergh était un ardent défenseur du régime nazi auquel il rêvait ni plus ni moins d'asservir l'Amérique !
On a pu vérifier l'adage encore samedi dernier lors de l'émission de Laurent Ruquier, « On n'est pas couché ». Eric Zemmour, d'habitude plus inspiré, non seulement confirma l'assertion, mais enfonça le clou en affirmant qu'on savait ça depuis des lustres, et de toute manière qu'à l'époque (les années 30) tout le gratin influent aux USA avait une vraie dévotion pour le führer : le père Kennedy, les aïeux Bush etc... ( à propos du dernier livre de Paul-Loup Sulitzer )!
Il faut préciser qu'en 2004, l'écrivain américain Philip Roth avait largement contribué à répandre cette idée saugrenue avec son roman « Le complot contre l'Amérique ».
Cet ouvrage se veut une réécriture de l'histoire, à partir d'une hypothèse personnelle plutôt fantaisiste de l'auteur. Il paraît qu'on appelle ça une uchronie. Un exercice qui pourrait être amusant s'il se limitait à l'instar de Blaise Pascal, à imaginer par exemple ce qui serait advenu si le nez de Cléopâtre eût été plus court... Mais qui peut s'avérer extrêmement déplaisant lorsqu'il se fonde sur des amalgames grossiers, sur des insinuations calomnieuses voire carrément sur le mensonge. On sait trop bien qu' « avec des si on pourrait mettre Paris en bouteille ». On peut donc ruiner une réputation ou tout simplement, pervertir la réalité.
L'Opinion Publique est devenue si crédule qu'elle a tendance à prendre pour argent comptant toutes les affabulations pour peu qu'elles soient suffisamment médiatisées. Aujourd'hui, à lire Roth, et à entendre ce qu'on dit « dans le poste », il est donc admis que Lindbergh était profondément anti-sémite, admirateur béat de Hitler et qu'avec de telles opinions en tête, il était sur les rangs pour l'élection à la présidence de la république américaine en 1940, ce qui aurait pu bouleverser la face du monde !
Or une analyse rapide de quelques sources d'origine diverses sur internet, permet d'infirmer sans peine cette croyance abracadabrante.
On peut vérifier tout d'abord que Lindbergh, descendant d'émigrés suédois, est bien l'aviateur qui pour la première fois en 1927, à l'âge de 25 ans, a rallié en vol solitaire Paris à partir de New-York. Ouf ! On l'avait presque oublié...
Il n'était certes pas le premier à traverser l'Atlantique en avion puisque l'équipage constitué de John Alcock et Arthur Whitten Brown avaient rejoint en 1919 l'Irlande à partir de Terre-Neuve. Mais personne avant lui n'avait encore fait le voyage New York-Paris seul et sans escale.
Lindbergh connut une gloire indescriptible après cet événement. A la mesure de celle qui accompagna les astronautes qui les premiers foulèrent le sol lunaire. Il la paya toutefois très cher. En 1932, son fils aîné fut enlevé contre rançon et assassiné par ses ravisseurs. Comme on peut s'en douter cette terrible épreuve le marqua définitivement.
En 1936, Lindbergh, qui était un homme de science accompli, fut envoyé en Europe à la demande de l'armée américaine en mission d'étude aéronautique. Il séjourna ainsi plusieurs fois entre 1936 et 1938 en Allemagne où il put, grâce à l'amitié qui le liait au pilote Ernst Udet, observer, à loisir les avions de la Luftwaffe dont la qualité l'impressionna. Ses constatations furent sans aucun doute utiles aux ingénieurs américains pour améliorer leurs propres techniques.
En France où il vécut également durant ces années, il se lia avec Alexis Carrel, prix Nobel de Médecine, et les deux hommes travaillèrent sur un projet de coeur artificiel.
Dans l'immédiat avant-guerre, Lindbergh sous-estima manifestement le danger représenté par l'Allemagne nazie. Il fut pacifiste au moment des évènements de Munich, estimant que l'entrée en guerre à l'époque, aurait conduit notamment l'Angleterre, à une défaite quasi certaine. Il faut ajouter qu'à l'instar de nombreuses personnes, il pensait que le plus grand danger de l'époque était le communisme, qui menaçait à ses yeux toute la société occidentale. Cette opinion fut aussi celle du Général Patton et bien sûr de Churchill qui l'exprima plus tard :"j'ai peur que nous n'ayons tué le mauvais cochon"
. Bien avant guerre Lindbergh avait pour sa part prédit avec une surprenante précision l'installation du rideau de fer.
Lorsque le conflit éclata, Lindbergh se rangea du côté des nombreux Américains qui étaient opposés à toute intervention en Europe. Sous la bannière du Mouvement America First ils ne faisaient en réalité que reprendre à la lettre les conseils de George Washington, enjoignant à ses compatriotes, pour pérenniser la démocratie en Amérique, de ne jamais se mêler des affaires européennes. Il faut rappeler aussi qu'ils avaient été échaudés par l'expérience de 1918 et avaient très mal vécu lors du traité de Versailles, l'acharnement français et anglais à humilier l'Allemagne vaincue.
En 1941, il eut quelques paroles malheureuses, accusant notamment les Anglais, les Juifs et l'Administration Roosevelt de presser les Etats-Unis d'entrer dans une guerre qui ne les concernait en rien (tiens ça pourrait évoquer certaines prises de positions au sujet de l'Irak...). Dans le même temps il affirmait toutefois que ces propos n'étaient pas une attaque du peuple juif ou anglais « qu'il admirait tous les deux ». La même année, il déclara d'ailleurs « qu'aucune personne dotée d'un minimum de dignité et d'humanité ne pouvait tolérer le traitement que faisait subir l'administration allemande aux Juifs ». Plus tard, après guerre lorsque l'horreur des camps de concentration fut dévoilée il manifesta un grand désespoir ne n'avoir pas été assez clairvoyant.
Lors de l'attaque de Pearl Harbor, Lindbergh comprit que l'intervention américaine était indispensable. Il combattit d'ailleurs dans le Pacifique et tous les témoignages de l'époque vantent son courage et son patriotisme. Au surplus, il améliora les qualités techniques des bombardiers P38 en leur permettant de faire des missions beaucoup plus longues et efficaces.
Enfin, à aucun moment de cette période tumultueuse, contrairement à la supposition de Philip Roth, il ne manifesta la moindre intention d'être candidat à l'élection présidentielle...
Après guerre, Lindbergh exerça des fonctions de conseiller technique auprès de l'US Air Force et de la compagnie PANAM. Il fut un précurseur dans la défense de l'environnement, combattant notamment pour la protection de certaines espèces animales en danger, comme les baleines. Dans l'une de ses dernières interventions, pour le magazine Life, il définit ainsi sa conviction : « Le futur de l'Humanité dépend de notre capacité à combiner la connaissance scientifique avec la sagesse de la nature »
Il mourut en 1974 à Hawaï où il est enterré.
Ainsi toute personne de bonne foi peut facilement se faire une idée claire de ce que fut la vie de Charles Lindbergh. Elle est loin des ragots infâmes colportés ces derniers temps par des ignares ou des médisants. Si comme la plupart d'entre nous Lindbergh eut une personnalité contrastée, s'il lui arriva de se tromper, nul doute qu'il ne mérite pas l'opprobre dont certains cherchent à le couvrir. Il fut un homme honnête et courageux, et un héros plutôt modeste. Là est la réalité.