10 mars 2008

spleen de fin d'hiver


Soirée électorale sans surprise. Pas d'élan, pas d'inspiration, pas de révolution, pas de grand soir. Il n'y avait pas lieu d'ailleurs pour un tel scrutin, un an à peine après l'élection présidentielle. Au grand dam de ceux qui ne la digèrent toujours pas et qui ont fait feu de tout bois pour tenter de faire croire que la France était mécontente, et qu'on allait voir ce qu'on allait voir...
Ils me fatiguent tous ces imbéciles qui veulent refaire le monde tous les quatre matins, qui proposent comme Marianne la semaine dernière, de « rejouer le match » par sondage interposé, tous contents qu'ils sont d'annoncer que la Ségo gagnerait aujourd'hui avec 51% des suffrages. Ineffable stupidité.
Ces derniers temps j'éprouve des difficultés à écrire : trop ou pas assez de choses à dire. L'actualité hexagonale est à ce point faite de potins, de ragots, de clichés, qu'on dirait un bouillon nauséabond à la surface duquel viendraient éclater sans cesse de grosses bulles répandant de méchantes odeurs. Ça pue et c'est vain.
La nébuleuse médiatique, plus stupide que jamais colporte et amplifie n'importe quel cancan dans une surenchère morbide. Je ne parle pas du montage en épingle de petites phrases de telle ou telle personnalité, ou des caprices de telle ou telle actrice.
Pris d'un vrai délire obsessionnel, on cherche à tout quantifier, tout évaluer de manière booléenne ("oui", "non", "ne se prononce pas"...). Nous sommes abreuvés de chiffres qu'on ne prend pas le temps d'analyser. Même le domaine de la Santé Publique paraît désormais bien galvaudé. Un jour on annonce le déferlement imminent d'une épidémie mortelle de grippe aviaire, un autre on carillonne que le nombre de cancers augmente, que la pollution s'aggrave, que Monsanto complote contre notre santé, que le climat s'y met lui aussi. Le lendemain on entend au contraire que l'espérance de vie croît sans discontinuer, que la moitié des petites filles qui naissent
aujourd'hui seront centenaires, que la mortalité par maladie diminue, que les hospitalisations pour infarctus du myocarde ont diminué à elle seules, de 15% en l'espace de deux mois, depuis l'entrée en vigueur de l'interdiction de fumer dans les restaurants, bars et boites de nuit ! Un vrai miracle ! Comme les radars sur les routes, c'est si simple... Comment diable, les experts n'y ont-ils pas pensé plus tôt ?
Le Pouvoir d'Achat, sujet récurrent entre mille, donne lieu à toutes sortes de supputations plus fantaisistes les unes que les autres. On déplore par exemple que les grandes surfaces soient en situation de monopole mais personne ne va plus chez les petits commerçants. Partout on centralise, on concentre, on désertifie, avec la bénédiction et les encouragements des Pouvoirs Publics (après les banques, les hypermarchés, même les hôpitaux s'y mettent). Et partout où elle passe, la meute hurlante des anti-libéraux s'échine à convaincre le bon peuple qu'il faut tuer définitivement toute concurrence.
L'Etat quant à lui feint de s'étonner. Il n'imagine pas un instant qu'une TVA désespérément accrochée à près de 20% soit un frein à la consommation. Il invoque toujours le prix du pétrole, acheté pourtant au rabais grâce à la dépréciation du dollar. Et il continue de prendre en toute tranquillité plus de 400% du prix brut en taxes...
Enfin les gens se plaignent de l'augmentation irrésistible du prix des macaronis, des tomates et du rôti de porc, mais déboursent bien souvent sans même s'en rendre compte des fortunes en téléphonie, télévision, et autres services superfétatoires prélevés en douceur, automatiquement sur leur compte...
Vivement le printemps !

22 février 2008

E pluribus nihil

L'indépendance auto-proclamée du Kosovo pose une nouvelle fois la question de la pertinence de l'organisation européenne. Une fois encore, elle semble prise en défaut puisqu'on n'entend pour ponctuer l'évènement, que des sons de cloches disparates, émanant sans cohérence, des « Etats-Nations ». Certains voulant paraître progressistes s'empressent de reconnaître le nouveau pays, sans condition. D'autres s'y refusent pour l'heure, pour d'obscures raisons conjoncturelles. Mais de position claire de l'Institution Européenne elle-même, point. Au surplus, dans cette cacophonie médiocre, on ne relève hélas que de sordides considérations nationalistes ou religieuses qui font craindre que les fondations déjà fragiles du conglomérat ne soient un peu plus minées par ces particularismes chauvins ou sectaires.

L'adoption parlementaire du minitraité n'est pas de nature à réconforter. Il fallait certes relancer le processus, fourvoyé dans une impasse. Le président de la République s'y était engagé, il l'a fait, c'est un bon point. Mais s'il est difficile de contester la légitimité de son action, on peut s'interroger sur son efficacité. L'Europe reste toujours aussi inintelligible pour le peuple. Sauf à être un exégète, on est bien incapable de comprendre concrètement ce qu'apporte ce texte, qui malheureusement ne semble rien avoir perdu de sa complexité ni de sa nature technocratique, par rapport au projet de constitution proposé par voie référendaire.

J'ai une propension naturelle à penser que le système fédéral constitue une remarquable solution aux problèmes d'organisation des sociétés humaines. Prenant en compte à la fois le Bien Commun et celui de ses parties, il préserve l'autonomie des régions tout en garantissant s'il est bien conçu, une grande cohérence inter-étatique. Au surplus, il s'avère être une très forte source d'émulation pour les « initiatives » citoyennes locales, tout en réduisant par la même, la tutelle asphyxiante de l'Etat Central. A l'appui de cette thèse, l'opinion du grand philosophe Emmanuel Kant, qui voyait dans le modèle fédératif la clé de la Paix Perpétuelle, et surtout, l'expérience pratique qu'en ont les Etats-Unis depuis leur fondation. Une terrible guerre de sécession l'a certes ébranlé mais in fine, a conforté les Américains dans l'absolue nécessité de veiller à ne jamais laisser s'effriter le précieux ciment qui les unit. Plus de deux siècles attestent de la solidité de l'édifice et de son efficacité, et la devise scellant l'union paraît plus solide que jamais : e pluribus unum. Les nations européennes auraient intérêt à s'en inspirer. Les mêmes causes ayant tendance à produire les mêmes effets, il y a fort à parier que ce principe, appliqué à la vieille Europe, pourrait contribuer puissamment à intégrer dans un ensemble homogène, les nations d'autrefois pour construire un vrai projet moderne et novateur. Ni l'adhésion des pays de l'Est, ni le morcellement de certains états artificiels comme l'était la Yougoslavie, ne devraient poser problème, si la règle était appliquée avec bon sens. L'Europe préserverait ses particularités régionales tout en constituant progressivement une force indivisible, parlant au monde d'une seule voix.

Certes, ni le Kosovo, ni la Serbie n'appartiennent à l'Europe, mais puisque cette dernière a commencé à manger l'ancienne Yougoslavie en intégrant la Slovénie, comment peut-elle s'extraire de ce sujet ? Comment peut-elle prétendre exercer une influence bienfaisante en étant incapable de s'exprimer et d'agir sur ce qui se passe à ses portes ou en son sein même ? Force est de constater hélas que l'Europe fédérale, seule perspective vraiment rationnelle d'édification d'un ensemble digne de ce nom, reste un voeu pieux. Continuerons-nous longtemps encore à brinquebaler et à tergiverser, en nous regardant chacun le nombril national, tandis que le monde se transforme autour de nous ?

15 février 2008

Back to black


Ange vivant du Jazz, fine fleur du Blues, âme damnée de la Soul, Amy Winehouse est un peu tout cela en même temps.
Faisons le point : elle débarque d'un monde étrange, hallucinée, incertaine comme une comète inattendue, et des vapeurs black and blue flottent autour d'elle comme une aura scintillante.
Quel est ce mystère ? Elle est lumière et pourtant la lumière s'engloutit en elle.
De méchants papillons noirs se collent à sa peau imprimant sur ses bras décharnés, des tatouages bizarres.
Elle promène un peu hâbleuse, une dégaine improbable, à la fois très étudiée et très « laisser faire » : une silhouette efflanquée, presque titubante, enveloppée dans une robe en chiffon d'où sortent deux cannes fuselées, longues comme l'attente des jours heureux.
Ses cheveux sont un torrent dégringolant d'un obscur tumulus, et ses yeux tirés vers ce chignon catastrophique, forment en se prolongeant indéfiniment, des sortes d'hyperboles narquoises, outrancières.
Elle se déhanche sur scène avec une allure étrange, mariant le mauvais goût sublime à une grâce délicieusement obscène.

Mais quand elle se met à chanter, le regard perdu dans le vide, sa voix qui s'élève aiguë et déchirante, chaude comme une braise, agit sur la foule à la manière d'un baume souverain. Back to black. Le charme opère immédiatement, et la mélodie en retombant sur les têtes est comme une pluie brillante dont chacun cherche à s'imprégner goulûment.
Derrière elle, l'orchestre est un velours idéal. Sa rythmique limpide et cuivrée, noyée dans un écrin de couleurs chatoyantes, aplanit toute angoisse et se fond avec le chant pour transformer la souffrance en beauté pure. La réalité s'efface et cette indicible présence devient une évidence obsédante. On ne s'en détache qu'à grand peine.

Pauvre ange, tiendras-tu longtemps en équilibre, ainsi juchée si haut, dans de si périlleuses sphères ? Sauras-tu prolonger ces extases en dominant ton être qui paraît si fragile et instable ?
C'est l'espoir un peu fou qui s'insinue en soi dès que les feux de la rampe s'éteignent et qu'on se retrouve seul et stupide, face à la trivialité du monde...

DVD : Live in London. 2007

12 février 2008

La Presse Bang-Bang


Qu'arrive-t-il donc à la presse française ? Alors que le pays entre de toute évidence dans une période de grand remue-ménage sociétal, où les idées ne demandent qu'à entrer elles-mêmes en effervescence, elle manifeste une uniformité, un conformisme et un manque d'inspiration affligeants.
Accrochée semble-t-il davantage à la désespérante versatilité de l'opinion qu'aux transformations en profondeur du pays, elle se plaît à monter en épingle le moindre sondage, et à décortiquer le plus futile fait divers, comme si elle n'avait d'autre but que d'empêcher tout élan, et d'enrayer toute espérance.
Ce n'est plus de la sinistrose, de la crispation ou du parti pris, c'est une involution.
Mais à quoi la doit-on ?
On connaît les difficultés financières de la plupart des quotidiens, même des plus grands. Le Figaro et Le Monde sont pris dans la tourmente des plans sociaux. Libération est en survie artificielle. On sait aussi la lente agonie de la presse hebdomadaire, qui voit s'effriter inexorablement son lectorat, en dépit de la surenchère de cadeaux censés attirer de nouveaux abonnés.
Est-ce donc une tentative désespérée pour capter l'attention par le sensationnel fut-il artificiel et sans lendemain ? Sont-ce les derniers soubresauts en forme de mouvements paradoxaux, d'une république asphyxiée dans les protocoles empesés et les vieux principes idéologiques ? Est-ce une curée affolée et sans raison contre celui qui à la tête de l'Etat se fait un devoir de balayer les usages établis et de faire tomber les dogmes ?
Mais comment des publications revendiquant (à défaut d'objectivité) le sérieux de leurs analyses peuvent-elles se laisser aller aux excès incroyables de ces dernières semaines ?
Le comble a naturellement été atteint par le Nouvel Observateur, avec l'affaire sordide du SMS prétendument envoyé par le président de la république à son ex-femme. Mais avant cela, quelle débauche d'inepties et de ragots imbéciles fusant de toutes parts ! A force de vouloir dézinguer à tout-va, de faire bang-bang comme chez Tarantino, à force de couvrir toute réalité d'un cynisme grimaçant et stérile, il ne restera bientôt plus qu'un champ de ruines. Désormais, même le mariage du président de la république en est réduit au huis-clos, privé de la moindre photo !

Et tout ça au motif que Nicolas Sarkozy le premier, aurait ouvert la voie. Qu'il n'aurait somme toute que ce qu'il mérite d'avoir entrebâillé la porte de sa vie privée. Il faudrait donc comprendre que sa volonté d'agir sans faux-semblant et sans hypocrisie, autorise les chercheurs de scoops à fouiller sans vergogne dans ses poubelles et à établir leurs QG rédactionnels dans ses latrines.
Et que penser de cette ignoble ligne de défense de ceux qui, pris la main dans le sac puant, en appellent à grands cris, au respect de la liberté d'expression ? Venant de gens qui hier encore vociféraient contre les méfaits de la presse people et qui couvrirent avec tant de complaisance et de zèle les secrets de polichinelle des dignitaires de l'ancien régime, ça ne manque pas de sel...

Une fois encore la France risque à ce jeu vain de confondre vessies et lanternes et lorsque seront éteints les lampions de ce carnaval puéril de se retrouver seule sur un quai sans train...

09 février 2008

Rites et arcanes


Dans un numéro récent (No 1845), l'hebdomadaire Le Point consacrait un dossier spécial aux Francs-Maçons et à leurs prétendus « nouveaux réseaux ». Ça devient un rite. Périodiquement ce genre de revue remet sur le tapis ce sujet auréolé de mystères et de fantasmes. Mais naturellement sans rien révéler d'autre que des banalités. Cette fois ce sont deux ou trois rumeurs sur l'allégeance hypothétique de ministres ou de politiciens. Et un scoop au sujet de Nicolas Sarkozy. Il n'en fait pas partie mais « les Francs-Maçons ont rarement été aussi bien traités par un chef de l'Etat ». La preuve : il vient d'accepter une invitation du Grand Orient de France à se rendre à une tenue blanche fermée !
Curieux tout de même cette tendance à lier le monde politique à cette institution plus ou moins occulte et à la puissance indéfinie, qui s'engage de toute manière à «
ne s’immiscer dans aucune controverse touchant à des questions politiques »...
Bref, on n'est guère avancés. D'autant que sur le plan des chapelles, le morcellement continue. On retient notamment la création par un ami de Jean-Paul Gaultier, d'une « fraternelle » réservée aux homosexuels, et par quelques « hauts gradés » de la GLNF, d'une Grande Loge des Cultures et de la Spiritualité (GLCS), prêchant « un retour aux origines de la Maçonnerie », loin de « l'affairisme, la bureaucratie et le conservatisme » des obédiences existantes : éternel recommencement...
Au total, il serait bien difficile à l'instant présent, rien qu'en France, de comptabiliser les obédiences (au moins une dizaine) et leurs rites : Français, d'York, Emulation, Ecossais Ancien et Accepté, Ecossais Rectifié, Standard d'Ecosse...
C'est précisément ce qui gêne le plus dans cette institution séculaire dont on dit qu'elle remonte aux constructeurs des cathédrales du Moyen-Age : une rigueur formelle extrême associée à un éparpillement des confessions et des courants de pensée.
J'avoue à titre personnel avoir à plusieurs occasions été très proche de m'engager sur cet obscur itinéraire vers la lumière, dont la vie de Mozart fut une des incarnations les plus brillantes. Etant agnostique, mais refusant de croire que notre existence relève du seul hasard, je me satisfais bien de l'idée d'un Grand Architecte De l'Univers (GADLU). Quant à l'idéal qui sous-tend la démarche, il me fascine par son élévation. Seuls en somme le décorum et les aspects cultuels me rebutent, car je crains qu'ils n'asphyxient l'esprit.
Pourquoi tant de cérémonial et d'hermétisme si le but, noble entre tous, est de progresser sur le chemin de la connaissance et de l'amélioration de soi ? Pourquoi ce besoin de reproduire en des temples richement décorés le rite empesé de l'Eglise ? Je sais bien que Blaise Pascal le jugeait nécessaire à l'épanouissement de la foi, mais j'ai beau faire, je penche davantage vers le dépouillement et le refus de tout artifice, prôné par mes chers transcendantalistes américains, Emerson, Whitman ou Thoreau...
On peut certes concevoir qu'on cherche par le silence à s'extraire des turbulences vaines du monde pour espérer trouver la sérénité propice à la réflexion, mais pourquoi donc leur ajouter une gestuelle exigeante peuplée de symboles plus ou moins ésotériques ?
Et pour quel résultat ? Que sort-il donc de concret des loges qui planchent doctement sur l'élévation de l'âme ? Au demeurant, quelle oeuvre humaine pourrait être sans ambiguïté revendiquée par les membres d'une société secrète ? Les Francs-Maçons estiment parfois avoir une influence sur l'élaboration de lois, mais qu'en est-il vraiment ? Comment d'ailleurs envisager dans ce domaine un rôle actif puisque justement les controverses politiques ou religieuses sont paraît-il exclues des tenues ? On évoque souvent l'impact de la Franc-Maçonnerie au sujet de la loi abolissant la peine de mort, ou encore de celle légalisant l'interruption volontaire de grossesse. Il est permis d'en douter. Heureusement d'ailleurs car le principe de la Démocratie en serait sinon quelque peu écorné...
Auteur de sagas historiques ayant pour toile de fond l'Egypte ancienne, Christian Jacq est paraît-il l'écrivain français qui fait les meilleurs tirages à travers le monde. Pour un auteur quasi inconnu des médias c'est une performance qui à elle seule mérite d'être saluée.
Avec « Le moine et le Vénérable », il signait en 1985 un petit roman relatant un affrontement étrange : celui de l'église catholique et de la franc-maçonnerie, à travers les mésaventures de deux de leurs dignitaires respectifs emprisonnés par les Nazis dans un château néo-gothique en 1944 !
N'était le théâtre de l'action un peu « tintinesque », cette approche romancée du problème avait de quoi séduire. La Franc-Maçonnerie qui pratique ses rites dans des temples, qui s'organise autour d'une hiérarchie stricte et qui se dévoue au culte du « Grand Architecte de l'Univers » se pose peu ou prou en concurrente des religions traditionnelles.
Mais au delà de cette confrontation romanesque, on pouvait espérer mieux connaître cette société qui cultive le mystère, bien qu'elle se veuille davantage discrète que secrète. Comme on pouvait s'y attendre le conflit entre le moine et le vénérable, que tout oppose au début, laisse bien vite place à une complicité tendant à démontrer in fine la proximité de l'idéal chrétien de celui des Maçons. Mais curieusement dans cette histoire un peu trop abracadabrante et invraisemblable, le prêtre paraît le plus pragmatique et le moins attaché au rite des deux. L'un sublime sa foi au mépris de sa personne, l'autre s'attache surtout à maintenir dans les pires circonstances le cérémonial des tenues qui paraît totalement vain et déplacé en la circonstance. Hélas, comme il fallait le craindre la problématique reste ouverte, voire béante. A chacun sa vérité et sa manière de concrétiser ses plus hautes aspirations dans ce monde sublunaire. Mais surtout ne pas chercher à débusquer le surnaturel ou à éventer les secrets, ils n'existent pas ici-bas...

07 février 2008

Des jugements peu cartésiens


Une fois encore la France semble avoir décidé de tourner le dos aux principes de raisonnement logique qui forment pourtant le meilleur de la philosophie cartésienne.
Deux affaires en Santé publique, faisant ces derniers jours les gros titres de la Presse illustrent la faillite de l'esprit critique et sans doute de tout un système de pensée, régnant dans notre pays.
La première rappelle à la mémoire publique l'affreux épisode de l'hormone de croissance, qui il y a près de 25 ans, vit la contamination de 115 enfants par le prion de la maladie de Creutzfeldt-Jakob (MCJ).
Cent-quinze malheureux dont le drame était de ne pas être assez grands, et à qui on avait administré, pour tenter de conjurer cette disgrâce le substrat, extrait de l'hypophyse de cadavres humains, faute de pouvoir à l'époque en faire la synthèse artificielle.
Avec la même désinvolture qui conduisit au scandale quasi contemporain du sang contaminé, on négligea le risque de transmettre l'agent responsable de la
MCJ. Or ce risque était impossible à ignorer, car cette forme de dégénérescence cérébrale et sa nature transmissible étaient connues depuis 1920 !
Non seulement on oublia que le germe, un prion, avait une sorte d'affinité pour le système nerveux central, mais on multiplia le risque en allant prélever les dites hypophyses au mépris du plus élémentaire des principes de précaution. Pour satisfaire les demandes qu'on avait encouragées, et sans doute aussi pour asseoir le plus vite possible une réputation scientifique, on alla en effet jusqu'à extraire l'hormone de la cervelle de patients décédés dans des asiles d'aliénés ! Or la bestiole provoque précisément chez ses victimes une terrible démence, aboutissant en quelques mois à la mort.
Le résultat de cette stratégie hallucinante est un vrai drame : à ce jour 115 morts sur les quelques 1700 patients « traités ». Et la preuve que notre pays a dans le domaine une responsabilité toute particulière : il totalise à lui seul les trois-quarts des victimes enregistrées dans l'ensemble du monde !
Il a fallu pourtant attendre près d'un quart de siècle pour que cette sinistre histoire soit enfin jugée. Mais au fait, qui est responsable de ce désastre ? Les médecins qui clament leur innocence, où bien l'administration anonyme pudiquement dénommée « France-Hypophyse » à laquelle l'Etat avait accordé le monopole de la collecte et de la prescription ? Il y a fort à parier qu'à l'instar de l'affaire du sang contaminé, sauf à trouver un bouc émissaire, les condamnations soient symboliques (« responsables mais pas coupables »)...
Tranchant avec cette terrible catastrophe en santé publique, on apprenait simultanément, 14 ans après la campagne nationale de vaccination contre l'hépatite B, que les responsables de deux laboratoires pharmaceutiques, GSK et MSD, ayant mis au point et commercialisé le vaccin, avaient été mis en examen jeudi 31 janvier pour « tromperie sur les contrôles, les risques et les qualités substantielles d'un produit ayant eu pour conséquence de le rendre dangereux pour la santé de l'homme ».
Derrière cette accusation, on retrouve la croyance tenace que ce vaccin puisse occasionner au chapitre des effets indésirables, la survenue d'une sclérose en plaque.
Il faut en l'occurrence bien dire « croyance » car aucun fait objectif n'est venu la confirmer, bien au contraire. Si des soupçons pouvaient à la rigueur être portés à un certain moment, ils ont été levés par plusieurs études scientifiques internationales, qui dès 2001* disculpaient totalement le médicament.
Il n'est pas inutile non plus de préciser que l'hépatite virale B, contre laquelle le vaccin est censé lutter, constitue un fléau autrement plus grave que la petite taille. Elle occasionne des hépatites transmissibles souvent sévères, évoluant soit vers la défaillance hépatique aiguë, soit vers la chronicité, soit vers la cirrhose, soit encore vers le cancer et donc la mort (350 millions de porteurs chroniques dans le monde et seconde cause reconnue de cancer).
Face à cette affection fréquente et grave, le vaccin est d'une remarquable efficacité préventive. Pourtant il fut discrédité par la force de la rumeur publique (teintée d'un fort part-pris idéologique).
En juin 1998, le laboratoire Beecham fut accusé une première fois sans aucune preuve scientifique, au nom du seul principe de précaution ! Le laboratoire mis en cause fut condamné par le tribunal de Nanterre à payer des provisions de 50 000 F et 80 000 F à deux plaignants. Dans la foulée, le ministre de la santé Bernard Kouchner suspendit dès le 1er octobre de la même année les campagnes de vaccination dans les écoles.
En 4 ans, de 1994 à 1998, plus de 25 millions de Français furent néanmoins vaccinés et on compte à ce jour, 27 plaintes pour apparition de sclérose en plaques, un chiffre infinitésimal et non supérieur à celui qui existe dans une population non vaccinée...
Quel est donc ce mystère qui fait qu'on condamne sur des a priori grotesques et qu'on soit si peu enclin à reconnaître des responsabilités évidentes ?
Les êtres humains n'étant ni pires ni meilleurs qu'ailleurs, il faut bien subodorer que le système dans lequel ils évoluent soit propice à la survenue de telles aberrations.
Le fait par exemple que la puissance supposée de l'Etat soit telle, qu'il se croit autorisé à tout réglementer et que tant de gens soient abusés par cette totipotence douce et bien intentionnée. Le fait que les citoyens soient tellement habitués à cette présence qu'ils s'en remettent à lui en toute circonstance. Et que lorsqu'ils se plaignent c'est habituellement pour réclamer plus d'Etat, rarement moins. Du nuage de Tchernobyl en passant par le Pouvoir d'Achat, du réchauffement climatique à la grippe aviaire, de la Santé à l'Education, de l'enfance à la vieillesse, il est supposé pouvoir résoudre tous les problèmes.
Corollaire logique, tout ce qui n'est pas d'essence étatique est suspect, soit d'enrichissement abusif, soit de malversation, soit de perversion intellectuelle soit de tromperie.

En somme l'Etat en France répond aujourd'hui presque parfaitement à la définition que donnait Tocqueville, du gentil monstre dont il redoutait l'avènement, l'Etat Providence déresponsabilisant :
« Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, prévoyant, régulier et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »
* :Nature Medicine - Septembre 99 - "No increase in demyelinating diseases after hepatitis B vaccination" - John G.Weil & al.
The New England Journal of Medicine - February 1, 2001 - Vol. 344, No. 5

31 janvier 2008

Le secret de Jefferson


Thomas Jefferson (1743-1826) fut l'un des plus éminents hommes d'état américains. Il fait partie des illustres Pères Fondateurs de la République Américaine. Et fut notamment le principal artisan de la déclaration d'indépendance, dont la proclamation le 4 juillet 1776 est commémorée chaque année aux Etats-Unis comme fête nationale.
Son génie fut à multiples facettes. Cet homme, avide de connaissances, avait à force de patience, constitué une des plus vastes bibliothèques de son pays, qu'il légua au Congrès à la fin de sa vie. En plus d'être un gentilhomme cultivé, il était doté d'une ingéniosité rare. A l'instar de son contemporain Benjamin Franklin, il inventa quantité de machines et dispositifs variés notamment dans le domaine agraire. Il était également architecte et dessina dans un style néoclassique un brin inspiré de Palladio, entre autres, le capitole de Richmond en Virginie, la rotonde de l'université dont il fut le fondateur, et naturellement sa maison de Monticello.
Ami de la France où il séjourna comme ambassadeur de 1784 à 1789, il jugea sévèrement la corruption et les excès de cour du régime monarchique finissant. S'il avait une sympathie pour les idées nouvelles, il fut toutefois dégoûté par les débordements de 1789 dont il fut le spectateur attentif.
Jefferson était plutôt modeste. Lui qui présida les Etats-Unis durant 8 ans ne voulut pas que cela fut mentionné sur sa tombe. Pour la postérité, il n'était fier que de 3 actions : la déclaration d'indépendance, la fondation de l'Université de l'état de Virginie, et la loi sur les libertés religieuses de la même Virginie.
Cet amoureux inconditionnel de la liberté, était animé d'une pensée résolument décentralisatrice, marquée par une défiance naturelle pour tout gouvernement. Considérant qu'il s'agissait d'un mal nécessaire, il souhaitait que l'étendue des pouvoirs de ce dernier soit la plus limitée possible. En ce sens il s'opposait au fédéraliste Hamilton qui prônait au contraire un état central fort.
Sa vision pragmatique le conduisit à faire des choix heureux. Il parvint ainsi à obtenir le plus paisiblement possible de Napoléon 1er, qu'il lui cède pour un prix d'ami la Louisiane, ce qui doubla d'un coup la superficie des Etats-Unis ! Il fut l'initiateur de la Conquête de l'Ouest qu'il préfigura en commandant la fameuse expédition Lewis et Clark, laquelle explora les terres inconnues, jusqu'aux rives du Pacifique. Enfin, bien qu'il fut partisan d'une grande liberté d'expression en matière de croyance religieuse, il était quant à lui agnostique et oeuvra infatigablement pour la séparation de l'église et de l'Etat.
Pourtant Jefferson, cet homme vénérable, d'une probité exemplaire emporta avec lui un terrible secret. Lui qui perdit à l'âge de 39 ans, son épouse très aimée Martha, peu après la naissance de leur 6è enfant, et qui jura alors de ne jamais se remarier, fait l'objet d'une étrange rumeur, jamais confirmée, jamais infirmée.
Propagée initialement par un journaliste résolument hostile à ses idées, James Callender, elle l'accusait d'entretenir des relations charnelles avec une esclave qui était à son service, Sally Hemings (1773-1835).
On ne sait pas grand chose de cette femme, si ce n'est qu'elle fut la mère de 6 ou peut-être même de 7 enfants. Elle vécut à Monticello jusqu'à la mort du président et certains prétendaient que sa progéniture avait quelque ressemblance physique avec le grand homme. Deux de ses fils, Eston et Madison affirmèrent même que leur père était Thomas Jefferson. A l'inverse, la première fille du président, Martha Jefferson Randolph soutenait le contraire, attribuant l'air de famille à l'implication du frère cadet Randolph, ou bien des neveux de Jefferson, Peter et Samuel Carr...
Il n'est pas inutile de mentionner que Jefferson qui n'était selon toute probabilité pas raciste au sens où on l'entend communément (il abolit la traite des noirs) avait une réticence avouée pour le métissage : « The amalgamation of whites with blacks produces a degradation to which no lover of his country, no lover of excellence in the human character, can innocently consent »
La controverse sembla pouvoir être tranchée en 1998, lorsque des analyses ADN furent effectuées par le Dr Eugene Foster sur les descendants des amants supposés. Elles ne levèrent toutefois pas définitivement pas le doute. S'il existe indéniablement des points communs génétiques entre les familles Hemings et Jefferson, la responsabilité de Thomas ne peut pas être affirmée avec plus de force que celle de son neveu Peter ou celle de son frère, tous deux ayant fréquenté Monticello régulièrement...
Les avis restent à ce jour partagés. Certains ont fait leur choix. Ainsi James Ivory dans son film Jefferson à Paris évoque sans ambiguïté les amours de Thomas Jefferson et de Sally Hemings.
Pour d'autres, l'incertitude persiste. Même si la liaison est plausible, voire probable, il est possible de rester dubitatif à l'instar des membres de la
Thomas Jefferson Heritage Society. S'il est en effet envisageable que Jefferson ait pu avoir à un moment ou un autre des relations avec Sally, on imagine tout de même mal qu'il les ait poursuivies avec une assiduité telle qu'elles mènent à la conception de 6 enfants (dont le dernier Eston, naquit alors qu'il avait atteint 65 ans) ! Comme on comprend mal que jamais il n'y ait fait la moindre allusion, même à titre posthume. D'autant qu'il connaissait les insinuations qu'on faisait à ce sujet. Si la rumeur était fondée, on peut penser qu'il eut ressenti tôt ou tard le besoin de l'avouer. Si elle était fausse en revanche, il pouvait lui paraître vain de tenter de s'en défendre, vu qu'il lui était impossible de fournir quelque preuve tangible...
Entendons-nous bien, le plus troublant en la circonstance, n'est pas que Jefferson ait pu entretenir une relation amoureuse avec Sally Hemings. Etant veuf, il n'était lié par aucune obligation après tout et pour un homme aussi libre et ouvert d'esprit, la condition de Sally ne pouvait représenter un obstacle insurmontable. Le plus troublant, si l'histoire est vraie, est qu'il éprouvât le besoin de la tenir cachée, et ne reconnût aucun des enfants (mais il les émancipa tous).

Eu égard aux très grandes qualités humaines de cet homme, et parce qu'imaginer un tel mensonge par omission paraît déplacé, je suis tenté pour ma part de lui accorder le bénéfice du doute...

18 janvier 2008

Notre existence a-t-elle un sens ?


Jean Staune dans un ouvrage récent, tente par la médiation de la science d'apporter des éléments de réponse à la question qui taraude depuis toujours les êtres humains : Notre existence a-t-elle un sens ?
L'entreprise semble de prime abord un peu vaine si l'on pense que cette interrogation relève du champ de la métaphysique et qu'on ne peut y répondre par l'affirmative qu'en supposant acquis le principe d'une réalité suprasensible qu'on appelle communément Dieu (quel pourrait-être en effet le sens de l'existence humaine qui viendrait de nulle part et s'achèverait dans le néant ?)
Dans un tel contexte, comment diantre la science pourrait-elle prétendre expliquer ce qui par essence la dépasse ?
D'autant qu'au fil de l'histoire de l'Humanité, la religion et la science n'ont pas vraiment fait bon ménage. La croyance en Dieu, qui a précédé le raisonnement scientifique, en a plutôt freiné le développement quand elle n'a pas conduit à en nier carrément les découvertes tout en persécutant les savants qui osaient réfuter les dogmes "immanents". Les mésaventures de Copernic et de Galilée entre autres exemples, en témoignent de manière éloquente.
Les scientifiques quant à eux, par leurs démonstrations rigoureuses, et les applications pratiques de leur savoir, sont parvenus progressivement à faire reculer certaines croyances, au point de se croire autorisés à affirmer parfois un matérialisme et un athéisme arrogants. On se souvient de l'expression restée célèbre de Claude Bernard affirmant qu'il n'avait jamais rencontré l'âme au bout de son scalpel.
Et en 1935, dans son ouvrage Science et Religion, le philosophe anglais Bertrand Russell pouvait non sans une certaine satisfaction, constater : « Entre la science et la religion a eu lieu un conflit prolongé, dont jusqu'à ces dernières années, la science est invariablement sortie victorieuse. »
Dès la fin du XVIIIè siècle, les progrès scientifiques étaient devenus tels qu'on en était arrivé à l'instar de Laplace, à penser que tout était explicable et que l'univers lui-même dans ses moindres rouages, obéissait à un froid déterminisme. Les héritiers des Lumières, nombreux encore de nos jours, continuent de penser que tout n'est que matière et hasard. Jacques Monod concluait son fameux ouvrage « le hasard et la nécessité » par cette sentence sans appel : « L’ancienne alliance est rompue : l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers, d’où il a émergé purement par hasard.» Plus récemment, le découvreur de la structure de l'ADN, Francis Crick faisait en 1993 "l'hypothèse stupéfiante" que "chacun de nous est le comportement d'un vaste ensemble de neurones en interactions".
Selon Jean Staune, la science moderne, qui révèle un nombre croissant d'incertitudes et beaucoup d'indétermination dans la nature, ne permet pourtant plus de faire des constats aussi abrupts. Au contraire elle semble déboucher de plus en plus souvent sur des mystères de portée métaphysique.
Ça commence avec la mécanique quantique qui affirme qu'il est impossible à l'échelle atomique de déterminer à la fois la position et la vitesse d'une particule. Tout se passe comme si cette dernière avait à la fois une nature corpusculaire et une fonction d'onde.
Ça passe par les travaux d'Einstein d'autre part, qui mettent à mal les postulats de la géométrie euclidienne et ceux de la physique newtonienne, et introduisent une relation étrange entre le temps et l'espace, en démontrant que ces grandeurs sont relatives. Le hasard lui-même est une simple notion mathématique, sans rôle créateur : « Dieu ne joue pas aux dés ».
Pareillement, en matière d'évolution, tout ne peut être expliqué par la sélection naturelle chère à Darwin. Certes elle contribue à façonner les êtres vivants, mais elle ne crée rien. En définitive, la théorie a même tendance à tourner en rond à la manière d'une tautologie : "elle prédit la survivance des mieux adaptés, mais qui sont les mieux adaptés : ceux qui survivent..."
Ça se poursuit en logique, avec Gödel qui montre qu'à l'intérieur d'un système formel, il existe toujours au moins une proposition indécidable. Tout n'est donc pas démontrable.
En définitive, la tentation est grande de conclure que nous sommes bel et bien dans la caverne de Platon, et que la réalité ultime est à l'extérieur.
La démonstration de Staune est intéressante non pas parce qu'elle tend à prouver l'existence de Dieu mais plutôt parce qu'elle suggère que la science est incapable de prouver le contraire. Donc que le débat philosophique reste ouvert. L'auteur réclame d'ailleurs avec force ce débat : « Tout un système philosophique est à bâtir pour intégrer dans la pensée de notre siècle, les bouleversements survenus dans nos connaissances. »
Le propos prend parfois des voies détournées pour  tenter tenter de démontrer la pertinence du fameux  concept nommé par la Anglo-Saxons "Intelligent Design", et il n'évite pas certaines redondances ou certains raccourcis un peu trop rapides, dictés parfois par une foi chrétienne qui se démasque au fil des pages.
Mais il porte un message assez réconfortant et rejoint in fine le propos de Karl Popper selon lequel « l'avenir est ouvert », et donc possède un sens et une signification, conditionnés au moins pour partie par le libre arbitre. Renvoyant dos à dos les matérialistes et les créationnistes purs et durs Jean Staune propose un « réenchantement du monde », « fondé à la fois sur le fait que l'Univers est beaucoup plus subtil et complexe que prévu et sur le fait que l'Homme ne se résume pas à un assemblage de molécules. »
Certains ne seront pas convaincus, mais c'est sans importance réelle puisqu'ils ne sauraient faire de contre proposition irréfutable.
En somme, devant ces mystères, il faut rester très humble mais plein d'espoir car probablement, même avec les plus gros téléscopes ou les plus puissants microscopes, l'intuition de Saint-Exupéry, « l'essentiel est invisible pour les yeux », recèle au moins une part de vérité. Tout comme celle qui affirme qu'« On ne dit rien d'essentiel sur la cathédrale si l'on ne parle que des pierres ».Ou encore cette merveilleuse réflexion de Kant :« Deux choses emplissent mon esprit d'un émerveillement sans cesse croissant à chaque fois que je les considère : la voûte étoilée au dessus de moi et la loi morale au dedans de moi »

10 janvier 2008

Relire Tocqueville...


L'année qui débute apporte son premier lot d'évènements, plus ou moins importants, plus ou moins comiques.
Au plan politique, derrière les simagrées du ballet anti-Sarkozy, orchestré par une nuée de vieilles cocottes, nostalgiques de l'ancien régime, on retient non sans jubilation, la déconfiture confirmée des idéaux socialistes. L'ouverture mise en oeuvre par le Président de la République a ouvert une large brèche dans les rangs quelque peu désunis de la Gauche Plurielle. Quant aux idées, elles continuent leur inéluctable et lent effritement. Exemple parmi d'autres, après la période des grandes nationalisations, puis celle du ni-ni, les socialistes reconnaissent enfin que « l’économie de marché», est la forme «la plus efficace de création de richesses » (propos de François Hollande devant quelques centaines de responsables et militants PS réunis à la cité des sciences de La Villette à Paris, il y a quelques semaines).
Ils tentent bien en un dernier effort de sauver ce qui reste du vieux fond collectiviste en affirmant qu'il faut combattre le libéralisme et restent pour la forme au moins, «critiques à l’égard du capitalisme». Mais on sent bien que la Foi n'y est plus. Même Julien Dray, ancien militant de la Ligue Communiste Révolutionnaire, convient désormais que « ce n'est pas parce qu'on est plus à gauche qu'on a raison » (sur France Inter, fin décembre) !
S'agissant du premier bilan du nouveau chef de l'état, Claude Imbert dans un vibrant éditorial (Le Point 3/1/08) résume assez bien la situation : « La tornade Sarkozy fait crépiter l'image et les valeurs de la fonction présidentielle. Elle rompt avec la distance, le hiératique, voire les dignités d'antan. Elle ne s'embarrasse d'aucun code ou rituel. Pour quitter le guindé elle ne craint pas le trivial ».
Reste à savoir jusqu'où iront les réformes de fond.
Certes le style a changé et des perspectives sont dessinées. Mais de la séance de questions/réponses donnée à l'occasion des voeux, on ressort un peu frustré. La solution envisagée pour sortir des 35 heures reste énigmatique, alambiquée et plutôt vague. Les mesures économiques apparaissent bridées par le souci de ne pas agir brutalement. Le recours à l'expertise de deux lauréats du Prix Nobel ne convainc guère. La stratégie en matière environnementale est mitigée, et l'attitude adoptée face à l'usage des OGM timorée.
Dans cet inventaire dont l'ambition est arrosée d'eau tiède, quelques mesures viennent même comme des cheveux sur la soupe. La suppression de la publicité sur les chaînes de la télévision publique paraît d'autant plus incongrue, qu'on en comprend guère l'intérêt et que les solutions de remplacement semblent n'avoir pas encore été trouvées.
Enfin la politique vis à vis du système de santé reste nébuleuse. Tantôt on nous dit que le système est en faillite, tantôt on affirme qu'il y a des réserves financières, notamment pour rémunérer les ubuesques Comptes "Epargne Temps". Le Président promet une nouvelle « réforme de fond en comble » de la gouvernance des hôpitaux. Vaste programme ! S'il pouvait seulement abroger les inepties qu'on tente à grands frais de mettre en oeuvre depuis quelques années.
A ce propos, puisque l'évaluation par les cabinets d'audit est très tendance même au gouvernement, ne pourrait-on pas demander des comptes aux précédents dirigeants qui ont inventé les notions foireuses de "parcours de soins coordonné", de "dossier médical personnel", de carte vitale "avec photo" d'identité, de "nouvelle gouvernance hospitalière", d'Agences Régionales de l'Hospitalisation ? Autant de mesures dont l'inefficacité rime avec la complexité et la cherté. Hélas il y a fort à craindre que dans ce domaine la rupture s'inscrive avant tout dans la continuité. Les Nouvelles Agences Régionales de la Santé, se profilent déjà à l'horizon comme de nouveaux dinosaures administratifs...
Petite note humoristique pour finir (mieux vaut en rire, mais c'est triste en définitive) : on apprenait hier dans le Figaro que l'emblématique taxe Chirac-Douste-Blazy sur les billets d'avion, destinée à financer la lutte contre le SIDA était en partie détournée (FIG 08/01/08) 45 millions d'euros envolés sur les 205 attendus... Indécrottable incurie de l'Etat Providence ! (l'histoire ne dit pas à quoi à servi le reste, une fois déduits les frais de fonctionnement de l'engin)
Parmi les bonnes résolutions que proposait Franz-Olivier Giesbert dans ses voeux figurait celle de « relire Tocqueville ». Sage conseil, mais sera-t-il enfin entendu ?

04 janvier 2008

Happy Bluesy Year


Puisqu'il faut bien y entrer bon gré mal gré, autant commencer l'année en fanfare.
Foin des analyses torves, sonnant faux, qui se plaisent à décortiquer avec mépris et mauvaise foi le moindre mot d'un discours de voeux présidentiel, je préfère pour ma part , et sans arrière-pensée, la vraie musique.
Avec le Blues inoxydable, c'est tellement plus facile.

Avec Bernard Allison par exemple, digne fils de Luther, c'est tout bon. Energized comme le dit le DVD enregistré en Allemagne en 2005. Le Blues sous ses doigts est vitaminé, ça vous remettrait debout un mort et ça peut décongestionner les naseaux de ceux qui auraient perdu le goût des bonnes choses.
Bon sang ne saurait mentir, l'homme au chapeau noir, orné de têtes de serpents reprend avec vigueur de nombreuses créations de son père. Derrière lui Jassen Wilber à la basse, Andrew Thomas à la batterie et Mike Vlahakis lui procurent un soutien sans faille.
C'est généreux, libre et spontané.


Dans un autre genre, Eric Clapton contribue à populariser cette musique, en organisant régulièrement depuis 1998 et en produisant un grand happening bluesistique à l'appui de sa mission caritative, Antigua, venant en aide aux victimes des addictions. Magnifiques manifestations où se côtoient le gratin du style et les générations montantes. Parmi les grands anciens, en juillet 2007 à Chicago, figuraient B.B. King, Johnny Winter, Willie Nelson, Buddy Guy, Jeff Beck, Hubert Sumlin, Robert Cray et naturellement le maître de cérémonie lui-même. Que d'émotion dans ces jam sessions échevelées, débordant de verve et de bonnes vibrations !

ET dans la jeune classe, chaque année apporte son lot de nouveaux talents. Quel bonheur de savoir le Blues en bonnes mains. Et n'en déplaise à ceux qui croient que la culture anglo-saxonne est à bout de souffle et d'inspiration. Personnellement, je les aime tous, les Robert Randolph, Doyle Bramhall II, Derek Trucks et compagnie, mais j'ai une tendresse toute particulière pour
John Mayer. Ce petit gars à la figure angélique, à la voix de velours légèrement râpé et aux tatouages de Long Rider, possède déjà un toucher de guitare qui s'envole vers les cieux. Bien qu'il chante Gravity, c'est avec une grâce aérienne et irrésistible qu'il subjugue son auditoire.

Et pour finir, après un tel arc-en-ciel, juste un paisible retour aux sources avec Tail Dragger, héritier rocailleux du grand Howling Wolf. Derrière le dépouillement d'une forme sans artifice, s'élève en majesté l'âme des gens de bonne volonté. Sans manière, sans prétention mais avec coeur gros comme le moulin d'une vieille mais rutilante Oldsmobile. My head is bald dit la chanson. Mais sous le crâne usé c'est du pur jus croyez-moi. C'est bon comme le bon pain et bon sang de bonsoir, ça vous donne vraiment envie de continuer sur le bout de chemin qui se profile à l'horizon.... Bonne année !

28 décembre 2007

Une belle fin d'année...


L'année qui s'achève, l'hiver qui insinue doucement son froid engourdissant, et au loin les rumeurs d'un monde furieux, qui continue de s'agiter en mortelles vanités et vaines cruautés. Oscar Peterson, un des vénérables patriarches du jazz, qui disparaît comme quelques notes de musique issues d'un piano. Julien Gracq qui éteint en douceur sa petite lumière dans la constellation des écrivains. Je ne sais plus bien si tout cela revêt en somme un sens.
Dans ces moments d'incertitude et d'interrogation, j'aime à me tourner vers la tranquille béatitude artistique. Parmi les enchanteurs de ces instants mélancoliques s'élève la figure douce et fraternelle de John Keats (1795-1821).
Ce poète anglais, arraché à la vie dès l'âge de 26 ans, fut le quasi gémeau de Percy Bysshe Shelley (1792-1822). Comme ce dernier, il consacra sa courte existence au culte de la beauté intellectuelle. La quintessence de son art est d'ailleurs là : « a thing of beauty is a joy forever ». Tout est dit.
Les mots autour n'ont qu'une vocation : entrer en harmonie avec ce principe d'une simplicité biblique.
Ils sont rares et choisis comme s'il étaient des fruits cueillis sur l'arbre de la sagesse.
Mais à les entendre, tout devient si pur, si clair, si évident.

« Tender is the night » : Il ne faut pas avoir peur du noir dit le poète. Et dans la nuit qui enveloppe l'esprit de ses obscurs mystères, il faut trouver en plus de la tendresse, une douceur réconfortante : « O soft embalmer of the still midnight ». Rien n'est inquiétant s'il recèle la beauté.
Keats, c'est un peu Endymion. Il communie avec la Lune. Et cette extase fusionnelle avec le plus pâle des astres est un mélange parfait de sommeil et de beauté. Cette beauté songeuse, silencieuse, immobile, que rien ne peut altérer.
Bien sûr il y a comme une hésitation devant l'éternité. Tout être la perçoit lorsqu'il est confronté à la fin de quelque chose, jugé trop court. Une vie, un rêve, un voyage, une année...
Je livre ici un sonnet de celui qui pensait que son nom « avait été écrit sur l'eau », librement traduit par mes soins, à celles et ceux qui me font l'honneur de passer par ici de temps à autre. Que les derniers jours de 2007 vous soient doux et que de belles espérances commencent dès à présent à peupler l'avenir...

When I have fears that I may cease to be
Before my pen has glean’d my teeming brain,
Before high-piled books in charact’ry
Hold like rich garners the full ripen’d grain;

When I behold upon the night’s starr’d face
Huge cloudy symbols of a high romance,
And think that I may never live to trace
Their shadows with the magic hand of chance;

And when I feel, fair creature of an hour,
That I shall never look upon thee more,
Never have relish in the faery power

Of unreflecting love; — then on the shore
Of the wide world I stand alone, and think
Till love and fame to nothingness do sink.
---------------------
Lorsque je sens la crainte de disparaître m'envahir
Avant que ma plume n'ait extrait de ma tête ardente
Toutes les hautes piles de livres, auxquelles j'aspire,
A l'image d'un grenier rempli de grains bien mûrs

Lorsque je contemple la voûte étoilée de la nuit,
Ses lumières symbolisant une universelle romance,
Et que j'imagine ne pas pouvoir vivre assez
Pour bénéficier d'un destin doté d'un peu de chance

Et lorsque je pense, charmante créature éphémère,
Que je ne te verrai bientôt plus jamais
Et que jamais plus je n'éprouverai

Le pouvoir magique de notre indicible passion.
Alors, debout, seul au bord du vaste monde, je comprends
Que l'amour et la gloire, se confondent avec le néant.

21 décembre 2007

Le monde selon Andrew Wyeth


Cet hiver qui commence, froid et vif, avec des ciels de porcelaine, un soleil blanc suspendu juste au dessus de l'horizon et une atmosphère cristalline, nimbant de givre les paysages dénudés, cet hiver pur et clair comme l'âme du Christ me donne envie de parler d'un peintre qui semble venir d'un univers aussi pâle et frissonnant.
Il vit en Nouvelle Angleterre, a fêté cette année ses 90 ans et jouit d'une gloire paisible autant que discrète.
Loin des sunlights il a construit une oeuvre sobre et superbe. Une de celles qui sont faites pour durer, dans les coeurs d'êtres doués de raison autant que d'émotion. Elle parle d'un pays austère et sec où le destin se bâtit silencieusement, à force de volonté et d'abnégation. Où l'on respecte avec pudeur le monde qui vous entoure et ou chaque être et chaque objet, même le plus humble, possèdent une âme.
Ce peintre, Andrew Wyeth, est un Américain tranquille qui paraît vivre au rythme d'autrefois. Mais son oeil aiguisé sait voir la beauté là où on ne l'attend pas. Il l'extrait du quotidien en apparence le plus anodin avec une habileté et une tendresse extrêmes.
Enfant d'une civilisation vouée au progrès technique et au bien-être matériel, il témoigne de l'esprit qui continue d'animer le Nouveau Monde, les vestiges oxydés mais encore vivaces de la stoïque et rude simplicité des émigrants qui peuplèrent ces contrées riches d'espérances et de désillusions. Il montre l'Amérique sous un jour inhabituel. Sous son pinceau, elle est rustique, modeste, et dénuée de fastes futiles ou éphémères.

Il y a une indicible noblesse dans les personnages qu'il montre, il y a une inexprimable sérénité dans les paysages. Et il y a la matière, qu'on pourrait toucher, et qui, avec ses rugosités, ses imperfections, sa patine, vous parle de ses liens mystérieux avec la chair et avec la pensée.
A l'aide de l'aquarelle, de la gouache ou de la tempera, Wyeth dépose sur le papier une réalité fragile mais très prégnante. Elle n'a rien de révolutionnaire, rien d'idéologique, rien d'aguichant ni de racoleur. Mais elle attire le regard car elle suggère en même temps qu'elle dépeint. Chaque tableau est un tout qui signifie beaucoup plus que ses apparences.

Une jeune fille paralysée par la polio, comme abandonnée, allongée dans une vaste étendue d'herbes sèches, et qui se redresse sur ses bras décharnés en regardant vers une maison qui semble s'enfuir au loin, c'est « le Monde de Christina ». C'est une situation banale mais dont la représentation exhale une délicate métaphore de la solitude, de l'effort et un secret espoir de salut, derrière la monotonie triste du temps.

Il y a quelques semaines le président Bush a honoré Andrew Wyeth en lui remettant la médaille nationale des arts : « for a lifetime of paintings whose meticulous realism have captured the American consciousness, and whose austere vision has displayed the depth and dignity of American life. »

20 décembre 2007

Le cirque Kadhafi


Ouf, il est passé ! A l'évidence, il a fait la joie des petits et des grands... médias ! Pas un qui n'ait relaté par le détail les moindres instants de ce voyage savamment orchestré. Pauvres spectateurs impuissants de ces exhibitions braillardes, nous avons été gavés jusqu'à l'écoeurement par les rodomontades grotesques des tartufes de la morale en chambre.
Tous ces commentateurs zélés, bourrés de faux scrupules, courant aux basques du Guide qui affichait lui, sa splendide indifférence, ça valait son pesant de cacahuètes. Dans ce théâtre de marionnettes, ce fut édifiant de voir les mimiques tantôt ébahies, tantôt réprobatrices des sainte-nitouche au passage du grand padischah. Sa visite de Versailles, habillé comme un moujik de Sibérie, fut un des clous de ce barnum insolite.
Mais qui les obligeait donc, ces vertueux porte-voix de l'actualité, à donner un tel retentissement à un événement qui les choquait en apparence si fort ?
En vérité, beaucoup ont des indignations sélectives et surtout à retardement. Le colonel Kadhafi fut sans doute une menace autrefois. Chacun sait son soutien actif au terrorisme pro-palestinien pendant les années 80. A l'époque, les Etats-Unis cherchaient à l'empêcher de nuire et faillirent même réussir. Mais de l'aveu de celui qui était alors ministre des Affaires Etrangères, Roland Dumas, la France fit capoter l'opération montée par l'administration Reagan, en refusant au dernier moment le survol de son territoire par l'US Air Force... Résultat de cette brillante stratégie, Kadhafi eut le temps de se carapater. Seuls quelques militaires et sa fille adoptive périrent. Probablement décida-t-il de se venger. Deux attentats s'ensuivirent, à Lockerbie en 1988 (270 morts) et au Niger en 1989 (170 morts dont 54 Français).
Aujourd'hui, certes l'homme n'inspire toujours guère la sympathie, mais indéniablement il n'est plus ce qu'il a été. Son pays est loin d'être une démocratie, mais il est sur une meilleure voie que beaucoup d'autres dans la région. Il ne représente plus pour le monde un danger mais un espoir. Il est donc vraiment un peu tard pour s'égosiller contre lui, et ces récriminations semblent bien vaines voire contre-productives.
Heureusement dans l'univers superficiel qui vit de la chasse au scoop, un titre remplace vite l'autre. Après Kadhafi à Versailles, voici Sarkozy et Carla à Disneyland. Et on va crier naturellement à la peoplisation de la politique...

16 décembre 2007

Attention, culture en péril


Un joli pavé dans la mare, l'article de Don Morrison dans le numéro de Time Magazine Europe, paru le 3 décembre.
Son titre provocateur « La Mort de la Culture Française » a fait son petit effet. Nombre d'émissions, de blogs, de chroniques ont relaté l'évènement, le plus souvent pour s'en offusquer, ou bien pour en contester le bien fondé
Pourtant, d'un constat même sévère, ne pourrait-on tirer quelques leçons ?
Car l'auteur, qui ne semble pas ennemi de la France, ne déplore pas tant le manque de créativité que son peu d'ambition et son incapacité à s'exporter : plus de 200 films par an, 700 livres par rentrée littéraire, des pléiades de chanteurs, mais pas grand chose à sortir des frontières de l'hexagone. Il serait idiot de contester les chiffres, ils s'imposent d'eux-mêmes.
Pour autant, les raisons de cette faiblesse bien que triviales, ne sont pas forcément désespérantes ou définitives.
Bien sûr le fait que le français ne figure plus qu'au 12è rang des langues les plus parlées dans le monde est une réalité difficile à contrecarrer. Mais il n'est pas certain que cela soit la cause essentielle du désastre actuel. Le rayonnement français de jadis dépassait largement les seuls pays francophones et c'était précisément la french touch qui était appréciée.
Pour Morrison, il faut surtout prendre en considération la tendance en France depuis maintenant plusieurs décennies, qui consiste au repli méprisant sur soi et au dénigrement quasi systématique de toute oeuvre récompensée par un succès commercial. A cause de cet entêtement idéologique à refuser toute « marchandisation » de la culture, à cause de ce refus obstiné de prêter attention à ce qui plaît, la France s'est enlisée dans une sorte de nombrilisme austère. Facteur aggravant, elle donne des leçons à tout le monde comme si seule elle détenait la vérité.
Parallèlement, sous l'effet de cet intellectualisme quelque peu hermétique, dont l'origine se situe clairement « à gauche », l'emprise étatique n'a cessé de croître. Non contente d'entretenir à grand frais un absurde ministère de la culture, riche de 11200 employés, la France consacre en subventions culturelles 1,5% de son PIB (contre 0,7 en Allemagne, 0,5 en Angleterre et 0,3 aux USA). Toujours à cours d'argent, l'Etat dans son zèle à « redistribuer les richesses », pompe en taxes 11% des recettes de l'industrie cinématographique. Et il s'échine à maintenir envers et contre tout, le principe vain de « l'exception culturelle », jusqu'à imposer aux chaînes de télévision et de radio, un ratio de productions autochtones, d'au moins 40%. Or ces mesures protectionnistes n'endiguent en rien le déferlement des cultures étrangères et ne peuvent que pénaliser l'exportation de la nôtre dans les autres pays.
Combien faudra-t-il de temps pour admettre cette évidence criante ?
La volonté du nouveau président de la république de démocratiser davantage la culture et d'encourager le mécénat privé va sans nul doute dans le bon sens. Ses efforts pour donner plus d'autonomie aux universités jusqu'alors asservies à la seule Culture d'État, s'inscrivent dans le même dessein louable. En montrant aux Américains et au monde, un visage de la France un peu moins arrogant, il fait également oeuvre utile.
Mais voyez le tollé des gens bien intentionnés ! Voyez ces foules vociférant contre ce qu'ils appellent une braderie du patrimoine culturel ! Voyez par exemple les protestations à l'encontre du projet du Louvre d'Abu Dhabi, au simple motif que ça pourrait rapporter de l'argent...
Pour Bernard-Henri Levy, qui cherche un angle d'attaque original (Le Point 13/12/07), il ne s'agit pas de savoir si le constat est vrai, il ne s'agit pas de se dresser sur ses ergots en hurlant « à l'honneur national bafoué ». S'imaginant beaucoup plus subtil, il tente de déjouer la critique en montrant qu'elle est avant tout le fruit de préjugés anglo-saxons. Et sous la plume de celui qui se défend d'en être un colporteur, les bons vieux arguments de la dialectique anti-américaine reviennent en foule : selon lui, les Américains par nature, croient que la force d'une culture se mesure en audience, et ils sont si certains d'avoir raison, et ignorants du reste du monde, qu'ils ne jugent nécessaire d'évaluer cet impact que chez eux ! Les Américains comme chacun sait, sont des êtres vénaux et simples d'esprit, donc ils ne peuvent penser l'art autrement qu'en terme d'industrie et rejettent tout ce qui est compliqué à l'entendement. Dans leur logique de consommation niaise, la culture doit être accessible à tous et surtout sans délai. Bref, ils ne connaissent rien au sujet et leur critique est donc sans objet. CQFD.
Par un remarquable raccourci vengeur, BHL achève sa diatribe en assimilant le sort de la culture française à celui qui attend sans tarder son alter ego américaine. Selon lui c'est évident : tant d'attaques sur notre pays révèlent « une forme déplacé d'une panique qui ne s'avoue pas mais qui se manifeste à chaque ligne ». Bref, à le croire, les Américains ont peur de leur déclin imminent... Pauvre BHL, il ne parvient donc toujours pas à sortir des sentiers battus.
Il y a plus fort que la réaction somme toute assez prévisible de Bernard-Henri Lévy.
Autour de Guillaume Durand, dans l'émission « Esprits Libres », on a discuté ferme du sujet le 14 décembre. Mais davantage que la controverse, ce fut la méconnaissance du problème qui frappait, en écoutant les invités. Il fallait voir la surprise consternée sur les visages lorsque Florent Pagny révéla humblement que jamais au cours de ses voyages il n'entendait parler d'artistes français, à l'exception de .... Nana Mouskouri et Charles Aznavour !
Le sommet de la cuistrerie fut toutefois atteint lorsque le metteur en scène Jean-Michel Ribes déclara à propos de la faible pénétration de la culture française aux Etats-Unis, que ce n'était pas bien grave car l'inquiétude serait au contraire de rayonner sur le Middle-West américain...
Décidément, il n'y a pas plus idiot que celui qui ne veut pas comprendre.

06 décembre 2007

Ivresses



Je m'interroge souvent sur l'attitude que doit adopter la Société vis à vis de l'usage de ce qu'on appelle communément les « drogues ».
Etant libéral par nature, j'imagine qu'il est sot et vain d'interdire à des gens responsables des expériences dans ce domaine. Nombre de personnes éminentes et respectables ont essayé les paradis artificiels sans causer de tort à personne, et n'ont pas craint de relater publiquement leurs impressions : Ernst Jünger, Aldous Huxley, Charles Baudelaire, Thomas De Quincey, Edgar Poe, Henri Michaux, Pierre Loti, Jean Cocteau, Claude Farrère...
Les drogues, mystérieuses, envoûtantes constituent souvent de merveilleux médicaments. Elles permettent de lutter contre la douleur, et donnent l'apaisement à ceux qui souffrent désespérément. Et si on les considère comme une source de sérénité pour l'esprit, ou comme un moyen d'élargir la fameuse porte des perceptions, il n'y a pas lieu de les rejeter comme choses maléfiques, définitivement proscrites ni même d'en faire un tabou.
La vie est courte et les occasions de s'élever sont si rares qu'il semble bien légitime d'essayer les provoquer. « Rarely, rarely comest thou spirit of delight », se lamentait Shelley...
Les drogues à mon sens s'apprécient un peu comme les parfums des fleurs. D'ailleurs elles leur sont souvent liées. Elles doivent sublimer la réalité, jamais l'occulter. Ce qui est fascinant, c'est l'idée de se doter de nouveaux pouvoirs sensoriels et spirituels, tout en gardant une pleine conscience de son existence. De s'affranchir de certaines pesanteurs liées à la matière et à la médiocrité du quotidien.
Car entre autres vertus, l'ivresse possède souvent la caractéristique de transcender la durée. Jünger* l'affirmait : « dans l'opium vous disposez d'un temps inouï, une nuit peut durer mille ans. L'homme qui possède du temps est un homme libre ». L'opium pourrait donc constituer une sorte d'épanouissement...
Mais sitôt dit cela, il faut bien convenir que deux périls gigantesques menacent celui qui tente d'ouvrir la Porte : perdre le sens du réel, et s'abîmer dans l'accoutumance. Dans les deux cas, c'est la descente aux enfers qui attend l'imprudent voyageur. Et le retour est quasi impossible. On sort rarement indemne d'une telle déchéance et les exemples de ce genre de malédiction pullulent hélas.
L'approche des drogues ne peut donc se concevoir que dans une perspective où à chaque instant, on veille à rester maître de soi-même. Il faut rejeter catégoriquement toute ivresse qui ferait perdre l'esprit. Qu'y a-t-il d'ailleurs à espérer n'être plus soi-même ?
Pour ces raisons, personnellement, je n'apprécie que très modérément les effets de l'alcool. Le spectacle de gens perdant totalement la raison, se livrant à des actes ridicules, grotesques ou délictueux, et ne se souvenant plus le lendemain de leurs frasques, m'effraie.
L'alcool ne procure au mieux qu'une éphémère levée des inhibitions. Au surplus, l'euphorie est rapidement suivie dans mon cas par une sorte de capharnaüm intérieur : une griserie anarchique, désordonnée, qui s'empare à la fois du corps et de la pensée, qui cède peu à peu la place à une sorte de barre lourde, qui broie lentement la tête, provoque la nausée et fait tanguer le monde comme lors d'un mauvais voyage sur une mer agitée, froide et grise. Au bout du compte, mon crâne éclate et je ressors vidé, un peu honteux et insatisfait.
Pour tout dire, mon expérience des drogues est limitée : à part quelques inhalations d'éther, de Nitrite d'Amyle, elle est faite essentiellement de Zamal. Ce dernier n'est rien d'autre que la Marijuana qu'on appelle ainsi dans l'île de la Réunion où elle pousse aussi facilement que du chiendent. Pendant les quelques mois que dura mon Service National, il y a 25 ans, j'avoue m'être adonné assez régulièrement à ce plaisir illégal. Comme quoi l'armée mène à tout !
L'expérience ne combla pas vraiment mes espérances. En dépit de sensations très agréables, d'une douce euphorie, et de séances hilarantes, je ne fus pas touché par la grâce qui m'eut permis d'écrire des poèmes ou de réaliser des dessins inspirés.
Ce n'est pas qu'on n'éprouve aucune idée, mais hélas tandis qu'on est sous l'emprise de la substance, plus rien ne paraît important hormis l'extase, et surtout pas l'effort surhumain qu'il faudrait faire pour s'asseoir à une table et tenter de coucher sur le papier tout ce qui passe par l'esprit. De toute manière, il est clair que la drogue, qui illumine le champ du réel, ne procure en aucune manière le génie...
Tant que j'étais au milieu de l'Océan Indien, j'aurais volontiers succombé aux délices de l'opium. Autrefois la Réunion et l'île Maurice, qui comptent dans leurs populations beaucoup de personnes d'origine chinoise, recelaient de nombreuses fumeries plus ou moins clandestines. Aujourd'hui elles semblent avoir disparu.
N'ayant pas ressenti personnellement les effets du pavot, je prends la liberté de relater ici les impressions de mon grand père maternel qui fut officier en Chine au début du XXè siècle, telles qu'il les décrivit dans ses souvenirs. Sa carrière militaire répondait avant tout à un besoin d'aventure. Il n'est donc pas étonnant que sa curiosité l'ait poussé à tenter l'expérience. Je ne l'ai hélas pas connu, mais je sais qu'il n'avait rien d'un mystificateur et qu'il était d'une grande droiture. Son témoignage m'a ému car il m'a démontré qu'avec de la volonté et une bonne connaissance de soi-même, on pouvait aisément franchir les limites des convenances.



« J’ai quelquefois fumé l’opium, en Chine, en Cochinchine et même à Madagascar. Et malgré tout le mal que disent des fumeurs les gens qui ne les connaissent pas, je déclare que je ne m’en repens pas. Il est vrai que j’ai toujours pu me défendre d’une absorption de ma vie par cette drogue. Jamais l’opium ne m’a empêché de monter à cheval, de travailler et de chasser des journées entières.
Les vrais fumeurs d’opium ne sont jamais ni des farceurs, ni des noceurs, ni des fanfarons de vices; on n’y rencontrerait pas d’ivrognes. Ils se recrutent parmi les gens d’une distinction à petit bruit, les personnages enclins à l’intellectualisme, à la philosophie, aux conversations à mi-voix, et aussi et surtout, à la rêverie en solitaire. Le plus souvent ils fument seul; la fumerie à deux se justifie par la présence d’un invité, lui-même fumant, ou bien parce qu’on ne veut pas faire soi-même ses pipes.../...
Le regard se fixe sur la petite boule mordorée qui virevolte au dessus de la lampe, le corps s’allège et se détend comme si la fumée lui avait enlevé une partie de son poids, les narines se dilatent à l’odeur tiède, pénétrante et tout doucement enivrante de la fumerie. On sent l’effet de l’opium se répandre par tout le corps comme un velours. La vie se ralentit et se concentre autour de la petite flamme jaune. Le décor de la pièce s’estompe et va finir par se dissoudre dans la pénombre environnante, pas un bruit, ni dehors, ni dedans, que le léger grésillement de la pipe qui se consume sous l’aspiration du fumeur: c’est l’état de grâce qui commence.
Alors disparaît, comme par enchantement, toute impression de fatigue physique. J’ai souvent fumé après une journée passée à cheval et deux pipes suffisaient à m’enlever toute trace de courbature. J’étais plus dispos qu’au matin. C’est, en mieux, l’effet d’un bain tiède. On se sent devenir immatériel, comme si l’on n’avait pas de corps, plus de vêtements, plus rien d’autre qu’un esprit détaché de toutes les contingences d’ici-bas. Les sens réalisent ce paradoxe d’être à la fois assoupi et aiguisé: assoupi, parce qu’on se trouve dans une sorte d’état de sur-veille qui fait qu’il est impossible de se rendre compte si on sommeille ou si on veille; aiguisé, parce que la pensée se creuse, s’affine, s’hypertrophie comme dans un rêve qui ne serait jamais absurde.
L’opium ne s’accommode guère des excités; il se venge d’eux en les rendant malades; c’est un vice de gens réfléchis, bien élevés, discrets et de tendances spiritualistes; c’est le plus intellectuel et le plus philosophique des vices. Le vrai reproche qu’on puisse lui faire, à mon avis, c’est de finir par absorber son homme au point de le rendre incapable de s’intéresser à autre chose qu’à sa fumerie.
On prétend que rien n’est difficile et aléatoire comme de désintoxiquer un habitué des paradis artificiels, qu’il y faut des mois, des dosages et des précautions infinies. Eh bien, j’ai fumé plus de deux mille pipes d’opium en quatre ou cinq ans de pratique, et je m’en suis déshabitué tout seul, du jour au lendemain, sans aucun secours et sans en souffrir le moins du monde. Il est vrai que ma vie n’a jamais cessé d'être active... »
* Entretiens d'Ernst Jünger avec Frédéric de Towarnicki
** Souvenirs. Michel Alerme