24 septembre 2009

Vita Nova


1969, année magique. Fin des sixties, achèvement d'une époque, début d'une nostalgie indicible... Abbey Road, le sublime point d'orgue des Beatles revient tout neuf quarante ans après sa création !
Même si cette remastérisation n'apporte qu'un assez modeste progrès technique, c'est tout de même l'occasion de se remettre dans les oreilles cette féérie musicale dans toute sa splendeur, et dans toute sa fraicheur. Bon Dieu, ça n'a pas pris une ride. Les subtils arrangements emplissent l'atmosphère suavement avec une acuité merveilleuse. Les voix sont belles et parfaitement posées. Les mélodies sont plus pimpantes et ensorcelantes que jamais, j'en ai des frissons...
Si le coffret intégral paraît un peu fou, les CD sortent isolément à un prix raisonnable. C'est l'occasion pour les plus jeunes de découvrir un passé qui approcha de si près le bonheur, et pour les vieux de la vieille, de repartir d'un nouveau pied. Dehors le ciel est bleu comme la joie, illuminé par le soleil qui vibre du feu de l'espérance. La vie est belle !

11 septembre 2009

Ici bas, seul le doute est une certitude


En son temps Socrate avait bien résumé la situation : « la seule chose que je sais, c'est que je ne sais rien ».

Un peu plus de deux millénaires plus tard, les connaissances ont quelque peu progressé mais il serait vain de prétendre avoir acquis beaucoup de certitudes. La Terre est ronde sans doute, mais pour le reste il paraît bien téméraire de s'avancer. Au contraire l'euphorie déterministe a laissé la place à un doute envahissant. La mécanique quantique se heurte au principe d'incertitude d'Heisenberg et la logique semble bornée par le théorème d'indécidabilité de Gödel. Quant à l'univers il est plus infini que jamais et son expansion s'accélère...


Pourtant, à l'image de Charybde et Scylla, l'esprit humain navigue toujours entre deux écueils : le scientisme et la superstition. En ce 11 septembre on peut méditer sur les méfaits de l'un et de l'autre. La crise économique a déjoué les prévisions des experts, la vigilance des organismes de contrôle et toutes les lois et régulations dans lesquelles est empêtrée la bureaucratie moderne. La grippe nargue ceux qui croient pouvoir réglementer, et anticiper son génie évolutif. Tantôt qualifiée de grippette, tantôt de calamité mondiale, elle se joue des gigantesques et vaines manoeuvres et incantations destinées à enrayer sa progression. Le climat s'amuse des simulations informatiques en vertu desquelles les docteurs Diafoirus de la prévision météo nous bassinent avec leurs visions d'apocalypse, et qui leur permet d'imposer une ineffable taxe « à la tonne de carbone », dont les subtilités échappent à l'entendement du commun des mortels et probablement à eux-mêmes. Et dans la douceur de la fin d'été, reviennent en mémoire les affreuses images du World Trade Center pris dans un feu infernal que personne n'avait vu venir , mais qui prouve une fois encore que l'Homme est passé maitre dans l'art de faire du mal au nom du bien...

Face à ce mélange étrange de rationnalisme étriqué et de fanatisme bien intentionné, face à ces légions de pseudo-savants qui agitent sans fin leurs assourdissantes crécelles, il est encore heureusement des gens pour penser avec simplicité, et sans trop d'a priori ni de principe intangible. Il y a quelques jours, la chaine anglaise BBC interrogeait Alan Greenspan ancien Président de la Federal Reserve, à propos de la crise économique qu'il résumait avec un flegme désarmant : « c'est dans la nature humaine. A moins de changer cette dernière, il y aura encore d'autres crises et elles n'auront rien de commun avec celle-ci, si ce n'est la nature humaine...».
Car selon son opinion, «c'est une capacité inextinguible de l'être humain, lorsqu'il est face à de longues périodes de prospérité, de présumer qu'elles dureront toujours... et donc de se livrer à toutes les spéculations...» .
Et il termine avec cette recommandation frappée au coin du bon sens au sujet de l'excès de régulations : «le problème est qu'on ne peut pas faire coexister un commerce mondial libre avec des marchés intérieurs régulés de manière très restrictive»

Puisse-t-il être entendu...

04 septembre 2009

Taxez taxez, il en restera toujours quelque chose...


Les contorsions intellectuelles des politiciens au sujet de l'ineffable taxe carbone pourraient prêter à rire si elles ne donnaient pas plutôt envie de pleurer. Comment dire une chose et son contraire tout en gardant son sérieux, voilà l'exercice auquel se livrent ministres, élus et hauts fonctionnaires depuis quelques semaines. Ou comment mettre en place un nouveau prélèvement que rien ne justifie vraiment en dehors de vagues considérations démagogiques, tout en assurant qu'on s'efforce avant tout de contenir la pression fiscale.
Rien de plus simple en fait. Car en politique, tout est possible tant l'oxymoron est devenu habituel en matière de langue de bois. On peut donc déclarer en toute quiétude comme Alain Juppé : "Oui à la taxe carbone, non à un impôt de plus" (Figaro 1/9/09). Ou bien comme le premier ministre, annoncer le montant "définitif" de la taxe tout en assénant "qu'il n'y aura pas de hausse des prélèvements obligatoires"...
Stricto sensu, un esprit simple pourrait évidemment s'interroger sur l'intérêt de créer une taxe dont le montant sera c'est promis, "déduit de la feuille d'impôt" (dixit le ministre du budget Mr Woerth). Est-ce une lumineuse application du principe des vases communicants mise au service de la pédagogie écologique ? Ou bien du foutage de gueule pur et simple ?
Certes la protection de l'environnement exige bien quelques sacrifices. Mais 7 ou 8 centimes de plus en moyenne par litre d'essence est-ce bien raisonnable quand on sait que l'Etat prélève déjà plus 150% du prix de ce litre tel qu'il sort de la pompe, soit environ 80 centimes de taxes pour 50 de produit ( le calcul est simple et effrayant : TVA de 19,6% sur le prix de base, plus environ 60 centimes de TIPP, additionnée elle-même de 19,6% de TVA...).
Surtout comment croire une seule seconde à la neutralité d'un système fiscal de prélèvement-redistribution ? Comme le déplorait déjà en son temps l'économiste Frédéric Bastiat, la machine fiscale n'a rien d'une « rosée fécondante », redistribuant équitablement et intégralement ce qu'elle prélève. Si le prélèvement est certain, la restitution est beaucoup plus aléatoire et il est aisé de constater dans tous les cas, que l'engin « pompe » bien davantage qu’il ne redistribue en raison des lourdeurs de la bureaucratie qui lui est attachée.
La logique des gouvernants est souvent difficile à suivre. Il faut à chaque instant donner le sentiment qu'on agit, quitte à nager dans les contradictions et les incohérences. Exemple, un jour, pour doper la consommation, on promeut la vente des automobiles en instituant un « prime à la casse », le lendemain on multiplie les dispositions destinées à pénaliser leur utilisation... Comprenne qui pourra.

01 septembre 2009

Le gros oeil de l'Etat


Il y a quelques jours, le magazine Le Point s'interrogeait gravement sur sa couverture : « Sarkozy est-il de gauche ? » A part quelques banalités que chacun connaît déjà au sujet de l'entourage du président, de ses initiatives « sociales », et de l'ambiguïté de certaines déclarations publiques, on n'apprend toutefois pas grand chose à la lecture de l'article. Il faut dire que la question n'appelle pas vraiment de réponse dans un pays où les hommes politiques n'ont généralement guère de convictions. Sitôt parvenus à leurs fins c'est à dire au pouvoir, ils semblent n'avoir rien de mieux à faire que de démolir l'idée qu'ils s'étaient évertués à donner d'eux avant d'être élus.
La stratégie de Nicolas Sarkozy de ce point de vue n'échappe pas à la règle tant elle est fluctuante et parfois contradictoire. On dit souvent qu'elle témoigne d'un esprit pragmatique. Même avec un projet clair et la légitimité des urnes, il est si difficile en France d'appliquer un programme face à la pression de la rue et à la versatilité de l'opinion...
Tout de même, ce scoop des 3000 évadés fiscaux en Suisse dont Bercy serait parvenu à se procurer les noms a de quoi inquiéter. Derrière l'effet d'annonce dont sont si friands les Pouvoirs Publics, on prend conscience tout à coup que l'Etat de plus en plus omniprésent, et omnipotent est en passe de collecter désormais des informations de plus en plus précises sur un nombre de plus en plus grands de gens.
Sous on égide s'organise avec les meilleures intentions du monde la centralisation des fichiers et des identifiants. On sait que le Fisc et l'Assurance Maladie sont déjà en mesure de faire communiquer leurs bases de données nominatives. Avec la Loi HADOPI, les internautes seront traqués avec la complicité forcée des fournisseurs d'accès au Web. Tout ça avec la bénédiction de la CNIL, totalement débordée et de toute manière elle-même assujettie à l'Etat.
Certains s'inquiètent de la possibilité d'être espionnés par des organismes privés comme le fameux Google, mais ce n'est rien en comparaison de l'oeil de l'Etat. Une entreprise privée risque en effet gros à galvauder le secret de ses clients, l'Etat jouit quant à lui d'une totale impunité, et pour cause : c'est lui qui fait la Loi et sa clientèle est par définition captive. S'agissant de l'utilisation des données, si l'entreprise privée n'a guère d'autre objectif que celui bassement mercantile de cibler des campagnes publicitaires, on n'arrête en revanche difficilement le lourd char étatique. Le but vertueux affiché, en démocratie, consiste à chasser les contrevenants, mais en réalité comme on l'a vu si souvent par le passé, il n'est pas de limite au zèle purificateur du Pouvoir.

Cette histoire est édifiante. On peut comprendre que pour les besoins d'une enquête motivée par des délits ou des crimes avérés, les Pouvoirs Publics demandent à des prestataires commerciaux certaines informations concernant un ou plusieurs de leurs clients. Mais le recours à la dénonciation massive et prospective de toute une population a seule fin d'éplucher leurs faits et gestes pour tenter de débusquer d'éventuels fraudeurs, est plus que discutable et inquiétant (bientôt selon les déclarations de Mr Woerth ce matin sur BFM les banques devront dévoiler les identités de tous leurs clients dont les comptes enregistrent des transactions avec l'étranger...) On est d'autant plus étonné par ce ramdam que le Président de la République a tout lieu d'être échaudé, après s'être lui-même retrouvé à tort sur un listing de personnes suspectes de malversation dans le cadre de la fumeuse affaire Clearstream. A-t-il voulu donner l'impression au bon peuple qu'il agissait contre les puissances honnies de l'argent ? A-t-il voulu donner raison au Point en agissant comme pourrait le faire un homme de gauche?
Il a sans doute au moins en partie manqué son coup car Benoît Hamon avec son sens inimitable de la répartie l'accuse ni plus ni moins de vouloir protéger ses amis en les amnistiant. Quant à l'opinion publique, BFM en donnait un aperçu en publiant un sondage révélant que les deux tiers des Français comprennent qu'on cherche à échapper à la pression du fisc (une des plus élevées du monde faut-il le rappeler)...

31 août 2009

Espoir et liberté


J'aspire au bleu des étendues
Amarrées à la nuit des temps
Qui sèment dans d'obscurs néants
Des espérances éperdues
Et j'aspire aux libertés nues
Qui déroulent aux quatre vents
Comme de grands pavillons blancs
Leurs évidences ingénues.
Être libre et riche d'espoir
Voilà qui rend fort dans le noir
Des fatalités minérales
Par delà les rouges enfers
J'aspire et crois dur comme fer
Aux fraternités sidérales.

29 août 2009

Flânerie bordelaise



Il y a quelques jours je passais par Bordeaux. Arrivée par le Pont de Pierre qui étend ses arches aux couleurs roses de vin entre les rives de la Garonne. Appuyés sur des piliers trappus les grands bras de briques tendres semblent embrasser les eaux brunes du fleuve qui se trainent nonchalamment dans la tiédeur estivale. Au dessus, les noirs réverbères coiffés d'élégants chapeaux pointus défilent en formant une procession altière. Comment entrer plus noblement dans cette belle cité ?
Depuis le quasi achèvement des opérations de rénovation, Bordeaux a retrouvé sa classe et son charme de grande bourgeoise. En débouchant sur le cours Victor Hugo on se croirait un moment sur le Bosphore tant sont présentes les références à la Turquie : bars aux noms exotiques frappés du croissant levantin, restaurants typiques, épiceries et boucheries hallal, femmes quasi inexistantes...
Mais à côté de la ville méridionale s'allongent impassiblement à perte de vue les quais emblématiques des Chartrons. Souvenir de temps où le temps s'écoulait comme les eaux tranquilles du fleuve, et où l'on pouvait voir de ces nobles fenêtres, les gabarres défiler sur ce cours fluide comme autant de repères rassurants d'une industrie paisible, immémoriale, attachée toute entière à l'art de la vie.
Bordeaux avec ses rues piétonnières, ses petites places tranquilles et ses belles esplanades n'est pas trop affectée par les turbulences futiles et les urgences inutiles du monde moderne.
Dans la rue Porte-Dijeaux, la vénérable librairie Mollat continue d'entretenir avec soin ses belles vitrines dont l'encadrement bleu, tout simple, est à lui tout seul déjà apaisant. Quand on songe que Montesquieu habita l'endroit,on est traversé par un frisson indicible. A l'intérieur, de belles grandes salles peuplées de milliers d'ouvrages, sont organisées et rangées impeccablement. Au hasard de mes déambulations, je trouve présentés pour attirer l'oeil du chaland, les inévitables piles des derniers livres prétendument à la mode. Cette accumulation racoleuse a le don de m'énerver prodigieusement et me rebute.
Plus intéressant, un livre invitant aux lectures de Hume, deux titres de Ralph Waldo Emerson, les poèmes de Malcolm Lowry, le Quartet of Alexandria en version originale...
En dépit du plaisir que j'éprouve a y flâner, comme souvent je m'interroge sur l'avenir de tels magasins. Contrairement à la musique qui est désormais très largement véhiculée sous forme de fichiers informatiques, les bouquins restent encore synonymes de papier pour nombre de gens. Il est vrai que les écrans des ordinateurs s'avèrent à ce jour incapables d'offrir les mêmes conditions de lecture, notamment au grand jour, et plus encore au soleil, sur une chaise longue.
Je suis persuadé qu'il ne s'agit que d'un répit. Quoi de plus immatériel que la littérature ? Pourquoi accumuler toute cette paperasse si laborieuse à ranger, à transporter, à déménager ? Les belles reliures sont démodées, les beaux papiers également. C'était pourtant un alibi recevable, mais qu'on ne vienne pas dire que l'odeur ou le toucher d'un livre de poche ou même d'un volume encollé industriellement soit de même nature que les divines fragrances émanant d'un vieux cuir ou du velin.
La dématérialisation a du bon. Elle incitera peut-être le monde de l'édition a plus d'humilité, chassera les marchands cupides et vendeurs de niaiseries du temple de l'art et fera peut-être renaître de ses cendres la notion de mécénat. En tout cas tout est préférable à cette loi HADOPI, bourrée de bureaucratie et de bonnes intentions stériles... Ô mannes de Montesquieu, écartez ces lois inutiles qui affaiblissent les lois nécessaires...
Pour finir, s'agissant de la musique, je ne dédaigne pas le support physique du disque, lorsqu'il est d'un prix abordable. Dans une petite boutique de Saintes, j'ai trouvé deux petites perles que même sur internet j'aurais eu de la peine à me procurer : Nat King Cole chantant en espagnol, un vrai velours imprégné de soleil et de farniente et Pepper Adams dont le saxo baryton n'a rien à envier à ceux de Gerry Mulligan ou de Serge Chaloff, et qui ramène à l'oreille ravie les sonorités détendues de la West Coast, tandis que l'été qui semble vouloir s'éterniser caresse de sa douce chaleur les pêches dans les arbres...

16 août 2009

Tétralogie durrellienne

En littérature, le style c'est l'homme, paraît-il. Que dire du style de Lawrence Durrell ? Lorsque je m'en imprègne par la traduction française du Quatuor d'Alexandrie, je suis envahi par un ravissement absolu. Est-ce la magie d'une écriture tellement belle, qu'elle continue de faire effet, même par traducteur interposé ? Est-ce le talent, rare, de ce dernier, Roger Giroux (1912-1990), d'être parvenu à enjoliver l'œuvre originelle, ou tout au moins à préserver toutes ses qualités, toutes ses nuances et son ineffable fraicheur ? 
Un peu des deux sans doute, mais n'étant pas anglophone suffisamment averti, je ne saurais trancher. Le fait est qu'à chaque lecture de Justine, je suis saisi d'une sorte de vertige extatique. Ce n'est que le premier volet de la fameuse aventure alexandrine, mais il révèle une telle prégnance que les trois autres récits ne peuvent être envisagés qu'à la manière d'éclairages complémentaires. C'est d'ailleurs le but de cette tétralogie envoûtante qui multiplie sur un même continuum, les points de vue. Tout se tient, mais chaque épisode constitue un tout en soi. Tout est relatif. Après tout, sait-on tout de sa propre histoire ? Aimons-nous ceux que nous croyons aimer ?
La force du quatuor d'Alexandrie, est qu'après y avoir goûté on y revient sans cesse. Comme de toutes les grandes créations, on n'en épuise jamais la substance tant ses facettes sont nombreuses, et aussi parce qu'après avoir plongé dans cette matière si dense, on peut y nager à toute profondeur.
On dit de cette somme qu'elle est d'un abord difficile : c'est vrai et c'est probablement en partie à cause de cela qu'elle est belle. Une sorte d'universalité émane de son propos égaré dans le temps, et cheminant librement dans l'espace. Autour des personnages, on virevolte sans contrainte, tantôt comme des papillons capables d'appréhender les détails les plus infimes (les mouvements spasmodiques de l'œil de verre de Scobie), tantôt comme des aigles survolant les infinis les plus complexes (les méandres de la Kabbale). Même s'il sont étincelants, Durrell livre en morceaux son énigme. Charge au lecteur d'en faire une harmonie. Je voudrais faire un livre qui serait libre de rêver dit l'un des personnages écrivains du roman...
La ville égyptienne ne dévoile quant à elle qu'une partie de ses mystères comme une statue antique parle en son langage muet, de temps révolus. Elle se veut à la fois le lieu où se cristallise un doux espoir de syncrétisme spirituel entre les civilisations, et le point de fuite où se rejoignent dans un néant sinistre, le passé et l'avenir.
C'est un fait, ce monde éblouissant, aux couleurs d'or et d'argent, de bitume et de poussière est un monde finissant. Les grondements sourds de la guerre ébranlent ses fondations millénaires. Après avoir perdu son phare, Alexandrie la magnifique s'enfonce dans la médiocrité. Peu à peu ce qui était cosmopolite devient interlope, ce qui relevait de sortilèges se mue en vils stratagèmes. Alexandrie était riche et généreuse, elle devient mesquine et agressive.
Dans ce monde qui s'éteint tout en se radicalisant, les silhouettes altières de Justine, de Nessim, Balthazar, Pursewarden et compagnie se confondent peu à peu avec l'évanouissement général des valeurs et des repères. Au début les caractères et les sentiments semblent clairs. Chaque personnage apparaît à son tour dans la lumière crue de celui qui les crée. Les moindres traits de la personnalité de chacun sont comme disséqués par son regard pénétrant. Mais lorsque le scalpel s'éloigne, les chairs se referment et chaque figure tend à échapper à son maître, pour vivre un destin fluctuant au gré de l'humeur de celui qui les suit.
En dépit de leur caractère insaisissable ces gens sont pourtant profondément attachants, suggérant à maintes reprises les beaux vers de Verlaine :
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant. . .
Ils vivent en nous, et entrent en résonance avec une sorte de mémoire archaïque. Justine par exemple, évoque aussi bien l'éternel féminin, l'image d'une amoureuse romantique ou bien celle d'une hétaïre amorale ou encore d'une machiavélique Mata-Hari. Elle communique à toute chose sa grâce étrange et délicate, sans qu'on sache bien d'où elle la tient ni même s'il s'agit d'une entité tangible : Justine et sa ville se ressemblent en cela qu'elles ont toutes deux une forte saveur sans avoir un caractère réel...
Dans ce livre, les personnages et les lieux sont mêlés si étroitement qu'ils finissent par former un ensemble indissociable. Quatre angles d'attaque ne sont pas trop pour épuiser tous les arcanes de ce microcosme. S'il en avait eu le temps et la force, l'écrivain aurait pu les multiplier à l'infini, jusqu'à obtenir un reflet de plus en plus approchant de la vérité... Mais à quoi bon ? L'élan est donné, à chacun de trouver les prolongements indicibles à cette intrigue ensorcelante pour appréhender la mesure d'une plénitude faite de sagesse et de sérénité.
Pour toutes ces raisons, pour cette écriture limpide et tellement suggestive, pour cette capacité stupéfiante à extraire de réalités triviales des morceaux d'éternité, en un mot pour son style si merveilleux, à mon sens Le Quatuor d'Alexandrie constitue la clé de voute de la littérature moderne et un des chefs-d'œuvres de la littérature universelle
NB :
le site de la revue LIFE qui publie d'intéressantes photos de l'écrivain
Le site Paris Review sur lequel on peut lire une interview datant des années 50 peu après la publication du Quatuor.

10 août 2009

La très chère santé d'Obama




Dans un récent éditorial (3/08/09), la célèbre revue médicale britannique LANCET prend résolument position en faveur du projet de réforme du système de santé américain, que tente de promouvoir le président Obama. Pour défendre sa thèse, le texte, sans auteur, n'hésite pas à prendre des accents rappelant les slogans de campagne électorale : « Yes it can be done ! ».
Cette attitude qui relève davantage d'une démarche politicienne que scientifique est assez surprenante dans les colonnes d'un tel périodique, d'autant que l'argumentation reste théorique voire nébuleuse.
En premier lieu, l'éditorial reprend pour introduire le sujet, le thème classique de l'inflation vertigineuse des dépenses de santé (elles avoisinent en effet les 2500 milliards de dollars par an). Il est rappelé également, mais c'est devenu une vrai scie, que malgré ces provendes fantastiques, le système laisse un grand nombre de citoyens sans couverture maladie, et que sa performance globale est somme toute assez médiocre s'il on en juge par le palmarès de l'OMS (37è rang mondial).
Ce constat de départ n'est donc pas très original, même s'il n'est pas contestable stricto sensu. Une information retient toutefois l'attention : d'après la revue, le tiers des dépenses de santé outre-atlantique est à ce jour absorbé par la bureaucratie supposée gérer le monstre...
D'après le Lancet, le but de la réforme est de garantir une couverture santé universelle et de créer une assurance maladie gouvernementale destinée à « concurrencer » les plans gérés par des organismes privés, pour procurer in fine des soins mieux adaptés à la population.
Mais on voit mal comment la mise en place d'un système de « régulation » sous tutelle gouvernementale pourrait être la solution. A moins de niveler par le bas, de manière purement comptable les dépenses, à la manière du système anglais, ou bien, à la mode française, de faire enfler encore la bureaucratie et de creuser les déficits. Le programme élaboré par Mr Obama est actuellement chiffré à plus de 1000 milliards de dollars sur 10 ans, à la charge de l'Etat Fédéral, actuellement déjà en déficit de 1700 milliards de dollars !
Évidemment, aux yeux des anti-libéraux de tous poils et autres adorateurs de l'Etat Providence, taxer les riches est le moyen le plus facile et le plus « juste », de se procurer cette manne. Comme par hasard c'est celui qu'a trouvé l'administration Obama, qui propose notamment la suppression des déductions pour les dons aux œuvres.
Certaines remarques émises dans l'article ne sont toutefois pas dénuées de fondement. Il est à l'évidence regrettable qu'un aussi grand nombre de personnes soient sans assurance, même si la cause première est tout simplement l'absence d'obligation. On peut également s'insurger contre le système des plafonds de dépenses maladies, mis en œuvre par certaines compagnies d'assurance (« annual or lifetime caps »). Ils conduisent en effet à limiter le montant des remboursements annuels ou même cumulés sur une vie entière ! Ce genre de disposition peut s'avérer très pénalisant pour des patients victimes d'affections exigeant des soins tés coûteux. Si les franchises trouvent une légitimité dans une démarche raisonnée de maitrise des dépenses, de tels plafonds sont difficilement compréhensibles, sauf à définir un "panier» d'affections prises en charge à 100%.

Mais voilà l'Amérique n'est pas la France. Même dans son propre parti, le Président rencontre de sérieuses objections. Elles tiennent bien sûr avant tout à l'énormité des dépenses envisagées. Mais des élus ont également argué qu'il n'y avait pas de rapport évident entre le souci d'améliorer le système de santé et la pénalisation fiscale suggérée, et pas davantage de lien de cause à effet évident entre l'instauration d'un système étatisé et l'amélioration de la qualité des soins et de la couverture assurantielle.

31 juillet 2009

Blues d'été


A emporter en vacances quand on aime le blues et les sonorités pas trop formatées, stéréotypées, calibrées...
Tout d'abord le nouvel opus de Madeleine Peyroux , Bare Bones : Du jazz qui déploie sa douce musique à la manière de la caresse languide et chaude du soleil à travers les persiennes au coeur de l'été... C'est tamisé, distillé, retenu mais ça irradie le bonheur discret d'exister, lorsque les soucis sont comme par magie évaporés. Madeleine Peyroux joue avec volupté des subtiles intonations de sa voix ensorcelante. Elle se promène sur les délicieuses mélodies et un quatuor idéal l'accompagne dans cette infinitésimale odyssée. On retrouve notamment Vinnie Colaiuta qui du bout de ses balais effleure le rythme avec sensualité. De leur côté Jim Beard au piano et Dean Parks à la guitare libèrent avec tendresse tout le jus de leur instrument. O temps suspends ton vol...

Ensuite l'éternel compagnon des âmes errantes, Bob Dylan qui invite toujours au voyage, Together Through Life. C'est un vrai bonheur de constater qu'avec l'âge, il ne perd manifestement pas sa verve créatrice. Elle prend au contraire une saveur de plus en plus troublante et attachante. Comme celle d'alcools délicatement imprégnés des parfums du chêne dans lequel ils vieillissent, et qui grâce à une mystérieuse alchimie révèlent une infinité d'arômes subtils. Ce nouvel album est assurément de la même veine que ceux qui le précèdent. Comme le magnifique Modern Times il cache ses trésors derrière une modeste pochette illustrée d'une très suggestive photo noir et blanc. Cette fois-ci un bref moment de tendresse au fond d'une auto filant sur le bitume, capturé par Bruce Davidson, donne l'atmosphère.



La musique quant à elle, s'inscrit dans cet univers fugace du temps qui passe, avec une indicible prégnance. Comme souvent avec Dylan, elle n'a l'air de rien au premier abord, mais elle imprime profondément son sillon. Sur des rythmiques tendues ou chaloupées, admirablement servies par des musiciens épatants, le chanteur pose tranquillement sa poésie si particulière, en jouant à merveille de sa voix enjôleuse, à la fois nasale et pointue, écorchée mais un peu grasseyante, trainante, lointaine et si proche...
Les chansons sont toutes simples. Elles tiennent parfois du blues (life is hard, my wife's home town) mais aussi plus souvent de la ballade amoureuse (Beyond here lies nothin, Jolene, the dream of you). On y trouve aussi des réminiscences de rêves passés : I feel a change comin' on... L'ambiance est un rien feutrée, avec ce qu'il faut d'acidité. Quelques beaux riffs de guitare électrique, une pincée de douceur apportée par la pedal steel, les volutes ensorcelantes du banjo, de la mandoline et surtout d'un accordéon qui rappelle parfois les bonnes vieilles sonorités du Band...
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Un rescapé des sixties ensuite, qui semble renaître de ses cendres depuis quelque temps, Jeff Beck. L'homme n'a jamais été attiré par les feux de la rampe, mais il a fait une exception il y a quelques mois, pour une parenthèse enchantée dans un petit club londonien le Ronnie Scott's.
Guitariste éphémère des Yardbirds pendant les sixties, c'est un artiste plus que discret. Les aficionados de Brit Blues et de Jazz Rock connaissent son nom mais sont sans doute peu nombreux à mesurer vraiment ce dont il est capable. Avec cette prestation extatique, il faut espérer qu'il gagne enfin la place qui lui revient de toute évidence au panthéon des rock stars : celle d'un géant !
C'est tout simplement une révélation. Ce qu'il fait sur scène est diablement sioux. Pas à cause du collier plus ou moins indien qu'il arbore modestement, mais parce qu'il fait preuve d'un toucher de guitare absolument unique, quasi indicible. Il n'a pas son pareil en effet pour pincer, tirer, marteler, pousser, griffer, effleurer les cordes afin d'en extraire un jus incroyable. Tantôt ce sont des stridulations qui vrillent l'air comme les fusées d'un festival pyrotechnique, tantôt c'est une plainte qui meurt en feulant sous la caresse du bottleneck. Et tout ça totalement maitrisé, pétri avec amour par des doigts nerveux et agiles qui n'ont que faire d'un médiator mais semblent faire corps avec le bras du vibrato.
Dans le cadre de ce fameux petit club de jazz de Londres, quoi de plus naturel à entendre que du jazz ? Mâtiné de blues, de rock et de rythmes funky c'est bien du jazz en quelque sorte qu'on entend. Jazz rock avant tout, sous tendu par les arpèges d'une jeune bassiste prodige Tal Wilkenfeld. Elle a la pêche de Jaco Pastorius ou de Stanley Clarke, avec en plus un air malicieux de ne pas y toucher, qui fait manifestement l'admiration attendrie de son mentor. A la batterie Vinnie Colaiuta assure le tempo comme une horloge suisse, tandis que Jason Rebello tient sans faiblir les claviers comme un chef ses fourneaux.

Comme Jeff ne chante pas, les mauvaise langues pourraient dire qu'il ne lui manque que la parole... C'est vrai mais à la place, il a l'heureuse idée de donner la vedette à des artistes bourrées de charme et de talent : Joss Stone, et Imogen Heap. La première revisite de manière très convaincante un titre de Curtis Mayfield (People get ready), et la seconde sur une composition personnelle, se lance avec Jeff à la strat, dans un duo irradiant qui est un des sommets du concert (Blanket), puis donne une version décapante du fameux Rollin' and Tumblin'. Sans oublier Eric Clapton en personne qui vient faire le boeuf sur deux blues bien juteux à la fin du concert.
En, prime on a même droit en intersession, à une savoureuse séquence typiquement rockabilly avec les Big Town Playboys.
Au total, ce DVD/Blu ray est un enchantement. Signalons enfin qu'il est remarquablement filmé et doté d'une prise de son impeccable, chaude, précise, détaillée. Bref, une belle euphorie...

27 juillet 2009

Le libéralisme à la Lumière de l'Encyclopédie


On prétend souvent que les écrivains, philosophes et savants du XVIIIè siècle communément appelés Lumières furent par les idées qu'ils propagèrent, les promoteurs de l'émancipation des peuples. A ce titre, on leur impute une large part de responsabilité dans la survenue de la Révolution Française. Les nostalgiques de ce sanglant chambardement leur attribuent pour celà un grand mérite et portent aux nues Rousseau, Voltaire et compagnie. D'autres au contraire les vouent aux gémonies, et considèrent qu'il s'agit d'un vrai drame qui illustre de manière édifiante comment les théories intellectuelles peuvent conduire en pratique à de vrais désastres humains.
Pourtant, si les concepts véhiculés par les Lumières brisaient en quelque sorte l'ordre établi, à peu près rien ne laissait présager la violence des mouvements sociaux qui s'ensuivirent, bien au contraire.
Le primum movens de cette nouvelle manière de raisonner était avant tout scientifique, et Newton en fut la figure emblématique. Les penseurs et écrivains tentèrent d'appliquer la rigueur du raisonnement mathématique à la philosophie et y introduisirent la notion d'expérience (ce qui est vrai, est ce qui réussit...). On se souvient de l'exclamation de Voltaire : « En fait de philosophie, un chapitre de Locke est par rapport au bavardage de l'antiquité, ce que l'optique de Newton est par rapport à celle de Descartes ».
Cette manière empirique de penser la société et d'améliorer l'étendue des connaissances humaines a certes été dévoyée par les Révolutionnaires qui la menèrent aux excès de la Terreur et à la dictature, mais il serait vain d'accuser d'avoir inspiré ces forfaits, les Penseurs qui les précédèrent. On sait d'ailleurs le peu de cas que faisaient des Intellectuels les « barbouilleurs de lois » du Comité de Salut Public : « La République n'a pas besoin de savants.... La République n'a pas besoin de poètes... ». Voltaire lui-même dans ses Lettres Philosophiques, anticipa sa défense et celle de ses pairs : « Ce n’est ni Montaigne, ni Locke, ni Bayle, ni Spinosa, ni Hobbes, ni milord Shaftesbury, ni M. Collins, ni M. Toland, ni Fludd, ni Bekker, ni M. le comte de Boulainvilliers, etc., qui ont porté le flambeau de la discorde dans leur patrie: ce sont, pour la plupart, des théologiens qui, ayant eu d’abord l’ambition d’être chefs de sectes, ont eu bientôt celle d’être chefs de partis. »
En vérité, la démarche pragmatique et humble qui lie Locke à Voltaire en passant par Newton et Lavoisier, s'oppose en tout point à la brutalité, aux principes et aux a priori de la Révolution. Voltaire, toujours dans ses Lettres Philosophiques l'explique de manière limpide : « Locke a développé à l’homme la raison humaine, comme un excellent anatomiste explique les ressorts du corps humain. Il s’aide partout du flambeau de la physique; il ose quelquefois parler affirmativement, mais il ose aussi douter. Au lieu de définir tout d’un coup ce que nous ne connaissons pas, il examine par degrés ce que nous voulons connaître. »
Le projet titanesque d'Encyclopédie mené par Diderot et d'Alembert entre 1751 et 1772 constitue une illustration magnifique de cette façon de raisonner.
Il est révélateur que ce soit l'Université de Chicago qui s'attache à notre époque à faire revivre cette aventure. En collaboration avec le CNRS, et par l'intermédiaire de son
projet ARTFL (American and French Research on the Treasury of the French Language ), elle donne accès via l'internet, à l'intégralité de cette œuvre monumentale.
On y trouve l'essence même du libéralisme bien compris : celui qui anime encore les esprits outre-atlantique et dont il faut espérer qu'il continue de perdurer, car en dépit de toutes les caricatures qui tendent à le discréditer, lui seul est un vrai gage de progrès et liberté.
En furetant dans le moteur de recherche de l'Encyclopédie, j'en extrais un article de Jaucourt sur les Lois, dans la droite ligne de la pensée de Montaigne et de Montesquieu. On peut y lire :
« Si les
lois indifférentes ne sont pas bonnes, les inutiles le sont encore moins, parce qu'elles affaiblissent les lois nécessaires; celles qu'on peut éluder, affaiblissent aussi la législation. Une loi doit avoir son effet, et il ne faut pas permettre d'y déroger par une convention particulière.
On établit des lois nouvelles, ou pour confirmer les anciennes, ou pour les réformer, ou pour les abolir. Toutes les additions ne font que charger et embrouiller le corps des lois. Il vaudrait mieux, à l'exemple des Athéniens, recueillir de temps en temps les lois surannées, contradictoires, inutiles et abusives, pour épurer et diminuer le code de la nation.../...
Il faut se hâter d'abroger les
lois usées par le temps, de peur que le mépris des lois mortes en retombe sur les lois vivantes, & que cette gangrène ne gagne tout le corps de droit.... »
Et ce second sur le Gouvernement :
« Ce n'est pas assez que
d'abroger les lois qui sont des défauts dans un état, il faut que le bien du peuple soit la grande fin du gouvernement. Les gouverneurs sont nommés pour la remplir; et la constitution civile qui les revêt de ce pouvoir, y est engagée par les lois de la nature, et par la loi de la raison, qui a déterminé cette fin dans toute forme de gouvernement, comme le mobile de son bonheur. Le plus grand bien du peuple, c'est sa liberté. La liberté est au corps de l'état, ce que la santé est à chaque individu; sans la santé, l'homme ne peut goûter de plaisir; sans la liberté, le bonheur est banni des états. Un gouverneur patriote verra donc que le droit de défendre & de maintenir la liberté, est le plus sacré de ses devoirs. »
Tout cela est plus que jamais d'actualité...